Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 12 Mai 2023
Le mois de mai, aux éditions Akata, est placé sous le signe de John Tarachine, talentueuse mangaka que l'on avait découverte en France avec beaucoup de plaisir et d'émotion en 2018-2019 via sa très belle série Goodnight, I Love You.... Ainsi, parallèlement à la parution du dernier tome de son manga La Sorcière du château aux chardons, l'éditeur lance cette semaine dans notre langue la tout nouvelle oeuvre de l'autrice: Ocean Rush. De son nom original Umi ga Hashiru Endroll (littéralement "Le bout de rouleau où coule la mer"), cette série compte 4 tomes à l'heure où ces lignes sont écrites, suit son cours au Japon depuis 2020 dans le magazine Mystery Bonita des éditions Akita Shoten (magazine dont proviennent les séries Les Enfants de la Baleine et Nos Temps Contraires, entre autres), et arrive dans notre pays en étant auréolée d'une solide réputation: en plus d'être régulièrement en bonne place dans les tops vente nippons (au point qu'en une petite semaine après la publication du premier tome, celui-ci tombait déjà en rupture de stock et devait être réimprimé en urgence), elle fut remarquée pour différents récompenses en ayant été élue Meilleur manga féminin de l’année 2022 du classement annuel « Kono Manga ga sugoi », en ayant été finaliste du Grand Prix Manga du magazine anan 2022, et en ayant été nommée au prestigieux Prix Culturel Osamu Tezuka 2023.
Ce manga nous immisce auprès d'Umiko Chino, une vieille dame de 65 ans qui a perdu son mari il y a deux mois. Poursuivant plutôt sereinement son deuil, elle se contente désormais de suivre son quotidien sans trop se poser de questions, entre la cuisine ou les émissions télévisées qu'elle trouve généralement mauvaises. Mais quand son regard se poses sur les vieilles cassettes vidéo de son défunt époux, elle se souvient qu'elle adorait l'observer en train de regarder des films, se rappelle de l'un de ses premiers rendez-vous avec lui au cinéma... et décide, sur un coup de tête, d'aller voir un long-métrage dans une salle de cinéma, ce lieu où elle n'a plus mis les pieds depuis peut-être 20 ans et dont elle découvre donc les évolutions modernes faites en deux décennies. C'est dans cet endroit, joli lieu de rencontre, que le destin la fait entrer en contact avec Kai Hamauchi, étudiant en art, membre du club de cinéma de sa fac, et passionné par le septième art. Amené à discuter avec ce jeune garçon qui est pourtant d'un naturel un peu solitaire, Umiko, sous son impulsion car il a des paroles aptes à faire résonner quelque chose dans son coeur, va voir germer en elle un désir que, peut-être, elle réfrénait depuis longtemps: devenir réalisatrice de films...
Les mangas de John Tarachine sont très souvent marqués par l'importance de rencontres qui, petit à petit, vont élargir les horizons et faire évoluer des personnages pourtant a priori bien différents au premier abord. C'était le cas via le duo principal de La Sorcière du château aux chardons, et plus encore dans Goodnight, I Love You où le personnage enchaînait des rencontres fortes en retraçant le passé de sa défunte mère sur un continent européen qui lui était alors inconnu. Dans Ocean Rush, rebelote ! Mais cette fois-ci, la mangaka tisse les prémisses d'une relation intergénérationnelle entre un jeune étudiant et une veuve de plus de 60 ans à travers une même passion, le tout dans une atmosphère qui, pour l'instant, est globalement très positive, chaleureuse et humaine. Forcément, il y a d'emblée de quoi nous rappeler l'excellente série que fut BL Métamorphose, publiée en France il y a quelques années par les éditions Ki-oon.
A partir de la rencontre d'Umiko avec Kai, l'une des idées phares du récit est aussi évidente que jolie: il n'y a pas d'âge pour faire des rencontres enrichissantes et pour se lancer dans une nouvelle vie ! Et c'est ainsi que l'on commence à suivre les premiers pas de notre héroïnes vers son nouveau rêve: inscription à l'université où elle dénote forcément mais où elle est facilement acceptée, premiers cours et premières aides pour le club de cinéma, petits films anodins faits avec son smartphone comme une sorte de journal intime... Même si, forcément, l'écart d'âge avec ces jeunes étudiants fait qu'elle a sûrement une vision du monde différente, une vague puissante la pousse vers l'avant, et cette vague s'appelle sans doute Kai. Kai, qu'elle apprendra peu à peu à connaître de façon très humaine, dans une atmosphère d'intimité et de confidences, jusque dans certaines facettes douloureuses de son passé... ce qui fera naître en elle, en fin de tome, une idée bien précise de ce qu'elle veut prendre comme sujet de sa future réalisation.
Si quelque chose de très beau et humain se dégage de ce début d'amitié et de ce nouveau départ pour Umiko, il y a également un tout autre élément qui est au coeur de cette histoire: le cinéma, bien sûr. Et de ce côté-là, John Tarachine excelle déjà pour mettre en lumière cet univers cinématographique, par bien des aspects, ne serait-ce que, dès le début, le ressenti d'Umiko en retournant dans une salle de cinéma après 20 ans, le plaisir qu'elle a à y observer les réactions des gens, le fait que cet endroit soit un beau lieu de rencontres et d'échanges, et les souvenirs de la vieille dame qui font subtilement écho à l'époque révolue des VHS, des magnétoscopes et des vidéoclubs. Il y a aussi la mise en valeur des émotions procurées par les films, du sens qu'ils peuvent avoir, des scènes qui peuvent hanter nos pensées encore longtemps après le visionnage, des gens passionnés qu'il y a souvent derrière ces oeuvres sans qu'on y pense forcément, ou encore, quand on est derrière la caméra, du plaisir à part qu'il y a à capter l'instant où la personne que l'on filme est sublimée.
En plus d'accompagner le tout avec son habituel trait assez doux et sensible, Tarachine soigne assez les petits détails, et met également en place tout une jolie suite de métaphores visuelles autour de l'eau, ce qui explique le titre de la série. Et à l'arrivée, on a un premier volume à la hauteur de nos espérances: un très beau début d'amitié intergénérationnelle et très humaine façon BL métamorphose, doublée d'un joli nouveau départ pour une héroïne de 65 ans et d'une superbe mise en valeur de tout ce qui fait le charme du cinéma.
Concernant l'édition française, Akata nous offre une très bonne copie: la jaquette reste proche de l'originale japonaise jusque dans la typo et la couleur de son logo-titre (un travail soigné de Tom "spAde" Bertrand), le papier assez épais permet une bonne qualité d'impression, la traduction d'Olivier Malosse sonne toujours juste, et le lettrage d'Elsa Pecqueur est très soigné.