Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 28 Août 2024
Chronique 2 :
S'il y a au moins une chose que tout le monde doit reconnaître à l'inégal Tokyo Revengers, c'est bien d'avoir su, grâce à son succès, enfin populariser à un plus large public le genre du furyo, qu'ici on adore depuis bien longtemps (non, nous n'avons jamais fait notre deuil de Worst, Clover et Gangking, séries abandonnées en cours de route en France il y a plusieurs années faute de succès). Alors quand les éditions Ki-oon, quelques années après s'être déjà essayées au genre avec Les racailles de l'autre monde (série elle aussi laissée en plan malheureusement, mais cette fois-ci directement au Japon), ont annoncé l'acquisition de Nine Peaks en novembre 2023, il y avait de quoi beaucoup se réjouir, d'autant plus que son auteur Tetsuhiro Hirakawa n'est pas n'importe qui ! Avec la très bonne première série longue de sa carrière Clover (celle-là même que nous évoquions plus haut, abandonnée en France en 2010 suite à la disparition de son éditeur 12 Bis), celui-ci s'est effectivement imposé comme un poids lourd d'une nouvelle génération de mangakas estampillés furyo, en ayant même l'opportunité de dessiner certains spin-off du cultissime Crows, et si bien que Ki-oon nous a même fait le plaisir d'en faire son invité d'honneur à Japan Expo le mois dernier.
Lancé au Japon le 2 juin 2022 dans le magazine Shônen Champion d'Akita Shoten (un magazine assez connu pour ses mangas furyo ou apparentés, en ayant aussi vu passer les séries Crows Zero, Prisonnier Riku, Angel Voice et bien sûr Clover, entre autres), et suivant toujours son cours à l'heure où ces lignes sont écrites, Nine Peaks voit son histoire débuter au printemps 2022 et nous immiscer auprès d'un lycéen de 16 ans au caractère bien trempé: Gaku, dont la réputation de dur à cuire et de bon castagneur attire régulièrement des délinquants qu'il remet à leur place, et qui semble en révolte contre l'ordre établi et en particulier contre son propre père Harumi, un homme rangé, qui lui fait souvent des leçons et qui vivote en tenant son petit restaurant. Gaku dit souvent détester son paternel, et semble avoir vraiment peu d'estime pour lui. Si bien que, quand Harumi décède dans un accident, au-delà du deuil c'est une véritable surprise qui l'attend: à l'enterrement, nombre d'hommes en costume viennent profondément pleurer sa mort, en évoquant le fait qu'il a apporté énormément à la ville, comme une véritable légende...
Y aurait-il, alors, toute une facette de Harumi que Gaku ne connaissait pas ? Ce père pour qui il avait peu d'estime aurait-il eu, en réalité, une jeunesse digne du plus grand respect ? Le jeune garçon ne va pas tarder à le découvrir, et d'encore plus près que tout ce qu'il aurait pu imaginer: en cette soirée du 18 avril où il part sur la digue pour une séance de pêche telle que les appréciait son daron (un gimmick décidément récurrent chez Hirakawa, puisque la pêche était déjà présente dans Clover), Gaku tombe à l'eau et, en refaisant surface, n'est pas au bout de ses surprises. Sauvé de la noyade par un charismatique adolescent coiffé de dreadlocks (une coiffure qu'on retrouve régulièrement chez ce type de personnages... coucou Renoma de Prisonnier Riku, parmi tant d'autres), puis assistant à une baston qu'il remporte haut la main contre des loubards venus lui chercher querelle, notre héros est forcément impressionné, avant d'apprendre une très surprenante vérité: non seulement il vient de faire un bon de 22 ans dans le passé pour arriver en 2000, mais en plus son sauveur n'est autre que son père quand il était plus jeune !
Hébergé dans la famille de Harumi qui ignore évidemment sa vraie identité, Gaku va alors entamer un quotidien nouveau, à la fois pour découvrir qui était réellement son père autrefois, pour l'épauler dans son grand objectif ayant fait de lui une légende aimée de tous en 2022, et sans doute aussi pour trouver un moyen de retourner à son époque. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'après l'entrée en matière assez mouvementée, Hirakawa prend soin de bien gérer chacun de ces aspects, tout d'abord en jouant efficacement sur la carte du changement d'époque. Le contexte et les références du tout début des années 2000 sont bien là, y compris en terme de mode vestimentaire (aaah, l'époque où les loose socks étaient omniprésentes...). Et bien sûr, c'est surtout la découverte de ses proches tels qu'ils étaient dans le passé qui va marquer Gaku: comment aurait-il pu imaginer que sa si sage et posée tante Rin était une collégienne gyaru caractérielle et rebelle à souhait, et que son père était autrefois un roi de la baston voué à un grand destin dans le domaine ?
C'est bien cette découverte qui, sans aucun doute, va apporter le plus de sel à cette histoire, tant on sent que Gaku est voué, au fil des péripéties, à changer de regard sur un père qu'il connaissait finalement très mal. On le sent déjà, c'est une relation vraiment à-part qui se met en place entre les deux personnages centraux de l'oeuvre. Entre un Harumi charismatique, doté d'un fort leadership pour atteindre un idéal très honorable d'unifier les lycées de la ville pour que le chaos s'arrête, et ignorant qu'il a désormais à ses côtés le fils qu'il aura plus tard, et un Gaku qui, en épaulant son père dans sa jeunesse, devrait devenir le témoin privilégié de son parcours,de ses exploits et de sa légende. Entre des premières petits bastons bien grattées et amenant de premiers personnages secondaires prometteurs, Hirakawa parvient déjà à glisser des petites notes d'émotion bienvenues,en ne s'arrêtant d'ailleurs pas au cas de Harumi puisque, par exemple, Gaku aura l'occasion de s'émouvoir en revoyant son papy décédé depuis dix ans en 2022.
A cela s'ajoute, enfin, une exploitation soignée du concept du voyage temporel, qui plus est bien différente d'un Tokyo Revengers puisque, ici, il ne devrait pas être question d'incessants allers-retours entre passé et présent et de bouleversements parfois un peu incohérents qui cherchent à être larmoyants. Hirakawa semble bien parti pour offrir quelque chose de cohérent et de bien pensé, car déjà ici il fait attention aux détails souvent casse-gueule qu'impliquent les histoires de voyages temporels. Et à cela, il ajoute déjà certaines idées qui promettent d'apporter leur lot de rebondissements,ne serait-ce qu'à travers l'intrigant Hajime Maruichi et ce qu'il a à révéler à Gaku.
A l'arrivée, la mission est amplement réussie pour le premier volume de Nine Peaks. Immersif dans sa mise en place limpide et cohérente, Tetsuhiro Hirakawa nous promet un très bon furyo dans la tradition du genre, à ceci près que le concept du retour dans le passé et la relation père-fils ici très particulière devraient apporter une originalité et une saveur supplémentaires.
Enfin, côté édition, c'est du tout bon pour Ki-oon. Derrière une jaquette sobre et très proche de l'originale japonaise, on trouve un papier assez épais et opaque permettant une très bonne qualité d'impression, un travail de lettrage et d'adaptation graphique soigné de la part de Clair Obscur, et une traduction bien dans le ton que l'on doit à Jean-Benoît Silvestre.
Chronique 1 :
Si Tokyo Revengers a attiré le lectorat grâce à son mélange efficace de furyo et de voyages dans le temps, une autre œuvre qui joue sur cette mécanique attirait l'œil ces derniers temps. Nine Peaks reprend en effet cette alchimie, mais narrée dans une esthétique qui semble plus proche aux furyo dits "classiques", ceux de l'écurie Crows/Worst, par exemple.
Un constat peu surprenant quand on se penche sur la carrière de son auteur, Tetsuhiro Hirakawa. Très affilié au genre, il débute sa carrière en 2007 avec Clover, un manga-fleuve de voyous qui dénombre 43 volumes. Feu l'éditeur 12bis tentera l'aventure, mais mettra la clé sous la porte après seulement 9 opus publiés, laissant le titre largement inachevé chez nous. Hirakawa plongera ensuite dans l'univers de Crows en publiant pas moins de trois projets entre 2012 et 2020 : Crows Zero II, Crows Respect et Crows Explode. Les fans l'auront deviné à ces titres, deux des récits adaptent les deux derniers films live de la trilogie, tandis que le troisième est une anthologie de récits appelant différents mangaka et scénaristes. Et parce que l'auteur est prolifique, il aura publié entre temps Himawari, un furyo original en dix volumes. Une carrière riche en termes de récits de jeunes voyous, ce qui désignait Tetsuhiro Hirakawa pour un manga aussi ambitieux que Nine Peaks. En cours depuis 2022 dans le magazine Shônen Champion des éditions Akita Shoten, le manga dénombre 9 opus à ce jour, au Japon. Et étant donné le programme planté par ce premier volume, il y a de quoi souhaiter une longévité similaire à celle de Clover pour le dernier-né de Hirakawa.
Lycéen de 16 ans bagarreur, Gaku semble à l'opposé total de son père, Harumi. Depuis le décès de sa mère, le jeune homme voit son géniteur presque comme un inconnu, et n'a que peu d'affinités avec lui. Quand son père décède dans un accident de la route, Gaku est surpris de voir des funérailles bondées d'hommes qui le pleurent. Qui était vraiment Harumi ? Et qu'a-t-il fait pour être autant respecté ?
En partant à la pêche, le loisir de prédilection de son défunt géniteur, Gaku plonge dans l'eau et se réveille pas moins de 22 ans dans le passé, à côté d'un garçon de son âge qui n'est autre que son père ! Arborant un look de voyou de l'époque, il est aussi bagarreur que son futur fils, loin de l'homme sage et tranquille que Gaku pensait. Se rappelant de ce qui s'est dit à ses funérailles, le garçon prend conscience du rôle de son jeune père dans ce quartier autrefois malfamé, mais paisible dans le présent : unifier les lycées du coin. Une tâche qui semble impossible tant ces établissements regorgent de mauvaise graine. Ne pouvant retourner à son époque, Gaku décide de suivre son père dans cette quête.
Il est évident qu'à la lecture du synopsis, beaucoup pourront tiquer de certaines ressemblances avec Tokyo Revengers, le furyo fantastique de Ken Wakui. On pourra penser que le mélange de voyage temporel et de baston entre voyous de Nine Peaks n'est pas anodin, avant de laisser tout a priori de côté une fois la lecture de ce premier volume achevée. Moins sensationnaliste, le début d'œuvre de Tetsuhiro Hirakawa ne fait pas des bonds dans le temps un élément de premier plan ni un moteur pour des éléments dramatiques et larmoyants. Qu'à cela ne tienne, il ne délaisse pas la mécanique une fois utilisée pour lancer le récit, puisqu'il la développe déjà avec quelques idées intrigantes, mais qu'on se gardera bien de révéler dans ces lignes.
Alors, Nine Peaks vient plutôt chercher sa qualité émotionnelle sur le rapport qui va se lier entre Gaku et Harumi, son père dans une version adolescente. Après un premier long chapitre qui plante un cadre assez intimiste, le début d'aventure poursuit dans cette lignée quand il s'agit de planter la perception des événements du héros qui redécouvre sa famille sous un pan neuf, comme s'il ne la connaissait pas réellement. La thématique familiale est clairement au cœur de ce que veut raconter Tetsuhiro Hirakawa. Il narre un début de fable touchant, parfois même très drôle, et se sert de la dimension furyo pour créer un cadre supplémentaire et développer un terrain où une empathie pourra se forger entre Gaku et Harumi. C'est une vision que le maître manie extrêmement bien sur ce premier ouvrage, donnant l'impression que Nine Peaks sera, à terme, un récit de baston entre voyous pas comme les autres.
Mais alors, quid de cette dimension furyo ? Genre particulièrement boudé chez nous jusqu'à présent (et encore, les pionniers et œuvres phares du genre manquent cruellement dans nos étalages), il captive par ses esthétiques des rues et ses histoires de jeunes livrés à eux-mêmes, via des portraits de personnages variés comme peuvent l'être Taison Maeda et Eikichi Onizuka, les têtes d'affiche de Rokudenashi Blues et Shonan Jun'ai Gumi - Young GTO. Chaque pièce qui nous parvient est un moyen d'apprécier sa diversité comme de retrouver quelques codes qu'on a pu découvrir ci et là, dans la poignée d'œuvres à nous avoir été proposée. À l'instar du premier film live Crows Zero qui narrait l'ascension de Genji au lycée Suzuran, Nine Peaks sera l'histoire non pas du héros, mais de son père qui est amené à conquérir les établissements du coin afin d'unifier la cité. Le héros, Gaku, est donc celui qui observe et qui découvre l'histoire de cette conquête comme il découvre celle d'un père sur lequel il se méprenait totalement. Maître du genre, Tetsuhiro Hirakawa ne tarde jamais pour planter quelques rixes entre racailles qui présentent les traits des voyous de manga d'il y a deux, trois ou quatre décennies, à juste titre puisque l'œuvre se déroule dans le passé et ne se prive pas de croquer cette dimension, non sans une certaine nostalgie. En termes de valeur, quelque chose de très présent dans le genre, il y a bien un message plein d'espoir dans l'union entre Gaku et le jeune Harumi. Tous d'eux n'ont rien de pourri, mais ont la castagne dans le sang, et se battent au nom d'une certaine liberté. Idées classiques, certes, mais qui font mouche quand, à côté, l'auteur livre un début de portrait de famille parfaitement calibré sur le plan émotionnel.
La lecture de ce premier tome de Nine Peaks est donc une belle réussite. Furyo efficace dans l'utilisation des codes, portant un récit intimiste habile via quelques ressorts fantastiques qui ne servent pas seulement de prétexte, le début d'œuvre de Tetsuhiro Hirakawa est une superbe entrée en matière qui ne donne qu'une envie : découvrir la suite. Et puisque l'auteur sera présent à Japan Expo, l'envie d'échanger avec lui et de découvrir sa vision sur son travail résonnera tout particulièrement après lecture. Si le succès de Nine Peaks est au rendez-vous, gageons pour que Clover, la série phare du maître, ait droit à une édition complète dans nos contrées.