Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 13 Septembre 2024
Pour les 20 ans des éditions Ki-oon cette année, le retour de l'un de leurs mangakas les plus emblématiques, à savoir Tetsuya Tsutsui, semblait couler de source, et cela s'est concrétisé il y a quelques jours avec la publication du premier volume de sa dernière série en date: Neeting Life. Achevée en deux volumes, cette oeuvre a été initialement prépubliée au Japon entre décembre 2021 et début 2023 sur le site Tonari no Young Jump ainsi que sur la plateforme YanJan!, tous deux rattachés à l'éditeur Shûeisha.
Pour cette oeuvre, le mangaka ancre plus que jamais son histoire dans la réalité de son époque, à savoir la pandémie de COVID et le confinement ayant touché le monde en 2020-2021. C'est dans ce contexte délicat voire difficile pour beaucoup que Kentaro Komori, 45 ans, jusque-là commercial ordinaire depuis vingt ans, décide d'enfin réaliser le rêve, l'idéal de vie qu'il prépare depuis dix ans: mener sa vie en neeting, c'est-à-dire passer le reste de sa vie sans sortir de chez lui. Pour ça, il a pris soin d'économiser pendant de nombreuses années, et il va aussi pouvoir compter sur sa prime suite à sa démission. Devenu le locataire d'un modeste appartement dans une résidence d'un étage vieille de 40 ans qu'il a nommé le "Grand Palace Satsuki", il y a peaufiné tout un art de vivre: une tente avec sac de couchage au milieu de la pièce, son ordinateur, son assistant personnel et sa tablette pour s'abreuver de films, de lecture et de musique, un radiateur pour ne jamais avoir froid, et même l'aménagement d'un système pour trier et jeter ses déchets sans sortir, ainsi que la mise en place d'un coin pour réceptionner ses livraisons de colis sans le moindre contact avec l'extérieur. Son projet est bien rôdé: d'après ses calculs, il a de quoi tenir jusqu'à ses 65 ans ! Et en cas de pépin un jour ou l'autre,il a même prévu un kit de suicide, pour quitter ce monde sans le moindre regret.
Les premières dizaines de pages s'appliquent surtout à décortiquer étape par étape le nouveau mode de vie de Kentarô, à travers le principal concerné puisque tous les textes passent par lui, par ses explications, par ses pensées, par son ressenti... Et ce qui aurait pu devenir une narration un peu lourde finit en réalité par proposer une expérience immersive où l'idée principale est de montrer à quel point Kentaro est très bien comme ça, loin des relations humaines et des émotions négatives. Mais bien vite, des interrogations nous viennent tout naturellement à l'esprit: pourquoi Kentaro a-t-il décidé ainsi de se couper du monde extérieur ? Quel événement, dix ans auparavant, a totalement bouleversé sa façon de voir les choses? Et peut-on vraiment vivre éternellement de cette manière, en autarcie, sans jamais être "embêté" par les aléas du monde extérieur ?
Les réponses vont se dessiner au fil du volume, pour un résultat qui s'avère assez intrigant en vue du deuxième et déjà dernier tome. Sans spoiler, on découvrira bien assez tôt l'événement qui a bousculé la vie de Kentaro une décennie auparavant, et on attend avec intérêt de découvrir jusqu'à quel point les deux "éléments extérieurs" rôdant autour de son cocon vont à nouveau changer son existence, jusqu'à peut-être le pousser à refaire confiance en des relations humaines. Et on remarquera que, dans une atmosphère somme toute un petit peu plus légère que ses thrillers habituels, et sans les éléments parfois un peu "réac'" de certains de ses précédents récits (même si Kentaro a parfois des réflexions de boomer, comme en page 78), Tsutsui tâche d'ancrer profondément son histoire dans son époque (pandémie de COVID et confinement, percée du streaming, souvenirs toujours vifs de drame de mars 2011...) pour, à nouveau, croquer un portrait de société assez acerbe, entre les hypocrisies et exploitations du monde de l'entreprise (esclavage salarié, humiliations discrètes, esprit de camaraderie forcé...), la consommation à outrance, ou encore les frustrations que le confinement a pu provoquer chez toute une génération.
A l'arrivée, on tient un premier volume intéressant, évitant certaines dérives de quelques précédents mangas de l'auteur, et le voyant aborder à nouveau certains sujets de société dans un style d'histoire différent de ce qu'il fait d'habitude. Il n'y a désormais plus qu'à attendre le deuxième et dernier tome, en espérant que celui-ci sera suffisant pour bien développer et conclure tout ce qui a été mis en place.
Concernant l'édition française, la copie proposée par Ki-oon est satisfaisante: la jaquette simple et sobre reste très fidèle à l'originale japonaise, le papier est à la fois assez épais, souple et peu transparent, l'impression est très bonne, le travail d'adaptation graphique de Quentin Matias est propre, et la traduction assurée par David Le Quéré est très claire.