Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 20 Septembre 2023
Tout récemment, à la fin du mois d'août, les éditions Noeve Grafx annonçaient le lancement, dès ce mois de septembre, d'une nouvelle collection qui est intitulée Y² et qui mettra en avant la diversité amoureuse. Ce sont pas moins de deux oeuvres yaoi qui viennent de marquer les débuts de cette collection, et pour cette inauguration l'éditeur a jeté son dévolu sur deux mangakas dont la réputation n'est plus à faire. Avec Les noces de Lala, on retrouve effectivement Tamekou, autrice des boy's love Rêve de Coucou et You're my Sex Star (sortis en France aux éditions Hana) mais aussi de la série Mon petit ami genderless pour laquelle elle fut invité en France par les éditions Akata en décembre dernier. Mais c'est l'autre oeuvre de lancement qui nous intéresse dans ces lignes, à savoir Monotone Blue qui marque le retour dans notre langue du talentueux et si unique Nagabe, artiste mondialement célébré pour son chef d'oeuvre L'Enfant et le Maudit, mais à qui l'on doit aussi les récits boy's love Le patron est une copine et The Wize Wize Beasts of the Wizarding Wizdoms. Jusqu'à présent propriété des éditions Komikku, l'auteur s'offre ici sa toute première incursion chez un autre éditeur français. Monotone Blue est un récit d'environ 230 pages dont les chapitres furent initialement prépubliés au Japon entre 2019 et 2021 dans le magazine bimestriel Be X Boy GOLD des éditions Libre, avant d'être regroupés en un unique volume broché qui est sorti là-bas en juin 2021.
Les fans de Nagabe le savent bien: l'artiste aime plus que tout mettre en scène des personnages non-humains, à l'image du Professeur dans L'Enfant et le Maudit, et des héros de ses deux précédents boy's love parus en France qui étaient tous des animaux humanisés. Monotone Blue s'inscrit directement dans la veine de ces deux précédents travaux, et se rapproche même plus particulièrement de The Wize Wize Beasts puisque le mangaka y reprend un cadre scolaire ainsi que le concept des Thérianthropes. Dans un lycée rempli exclusivement de ces animaux humanisés, le chat Hachi est un peu l'électron libre de sa classe: véritable cancre (il a toujours 0 aux examens car il rend des copies blanches), séchant les cours volontiers, s'isolant près du toit pour manger en rejetant souvent les autres, il semble particulièrement blasé, ne voit aucun intérêt dans les cours... Il trouve tout monotone, en grande partie parce que son monde est quasiment monochrome (il ne voit que le bleu, le noir, le jaune et le blanc) et qu'il y distingue mal les autres (museaux et pelage se ressemblent tous pour lui). Mais cette monotonie pourrait bien être brisée par l'arrivée d'un nouvel élève: Aoi, véritable rareté puisqu'il est une lézard dans une école remplie de mammifères. Forcément, Aoi, bien que très réservé, intrigue tout le monde de par ses écailles et son allure unique parmi tous ces poilus. Enfin, tous sauf Hachi, qui ne se voit aucun point commun avec ce lycéen modèle. Mais quand Hachi découvre par hasard le secret d'un bleu intense qu'Aoi veut cacher aux yeux de tous, il en ressort ébloui...
Si Monotone Blue narre la naissance d'une amitié puis d'un possible amour assez standard sur le papier, la patte de Nagabe apporte évidemment à ce récit tout son charme, à commencer par la passion intacte de l'artiste dans sa retranscription d'êtres non-humains: non seulement il régale dans ses designs d'animaux humanisés fins et élancés en tenues de lycéens, mais en plus il s'applique beaucoup pour capter à merveille les instants où on les voit en pleins troubles, esquissant subtilement leurs émotions. Ajoutons à ça le soin typique de l'artiste dans sa gestion immersive des décors, et l'on obtient un rendu visuel facilement séduisant et souvent fascinant.
A cela s'ajoute la malice du mangaka pour exploiter différentes spécificités des animaux humanisés qu'il met en scène à l'image de la perception des couleurs, des côtés capricieux et de la possessivité de Hachi qui sont des choses très féline, des caractéristiques de reptile d'Aoi telles que sa queue pouvant se détacher ou son sang froid (ce qui nous vaudra notamment une très belle scène où Hachi se rafraîchit pendant la chaleur estivale en se collant contre lui), ou même de choses plus secondaires comme le flair des personnages canins.
Enfin, c'est un tout autre élément d'une belle intelligence qui est proposé par l'auteur, puisque son histoire de saurien dans un lycée de mammifères lui permet d'aborder le délicat sujet de la différence et de son acceptation. Si Aoi apparaît plutôt sur la défensive vis-à-vis des autres au départ et cache en permanence sa queue, on finit assez vite par comprendre que c'est dû à un passé cruel et facilement poignant où sa différence a très très, très mal vécue, avec à la clé brimades et trahisons. Dans ce contexte passé si dur, saura-t-il alors montrer à nouveau de la confiance envers quelqu'un ? Et, plus particulièrement, envers Hachi qui, de par sa nature d'électron libre n'entrant lui-même pas dans le moule, semble dépourvu de la moindre hypocrisie ? Bien sûr, la réponse n'est pas étonnante, mais elle met joliment en valeur l'acceptation de la différence, et aborde mieux encore la valeur de cette différence.
Fidèle à ses amours de prédilection, Nagabe offre un très beau récit qui, en un seul tome, a à la fois le mérite d'être un modeste investissement, de nous proposer un travail visuel où l'on sent toujours la passion de l'artiste, et de bien exploiter les caractéristiques de ses personnages thérianthropes pour offrir de jolis messages. L'oeuvre étant en plus pour tous publics (pas la moindre bribe d'érotisme en vue), il était difficile d'imaginer mieux pour le lancement de cette collection Y².
Et côté édition, on retrouve les standards de Noeve Grafx avec une traduction très soignée de la part d'Anaïs Fourny, un lettrage très convaincant jusque dans les petits détails de la part de Lise Fléty, un papier bien souple et suffisamment opaque permettant une qualité d'impression convaincante, une jaquette aux petits oignons avec son beau rendu et ses éléments en vernis sélectif... Enfin, l'indication de la collection Y² se fond bien au reste sur la jaquette en étant lisible sans être trop marquée. Et on appréciera l'indication de public en quatrième de couverture (par exemple, Monotone Blue est indique pour tous publics là où Les noces de Lala, plus érotique, possède la mention pour public averti).