Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 24 Septembre 2025
Depuis le début de ce mois de septembre, la collection Alpha des éditions Vega nous propose de découvrir en France, à travers deux titres, le travail assez unique et personnel de Suzuka Morino, mangaka qui exerce au Japon depuis quelques années au sein du prestigieux magazine Harta des éditions Enterbrain/Kadokawa, un magazine bien connu pour publier des artistes à la patte graphique très riche et reconnaissable, à l'image de Kaoru Mori (Bride Stories), Ryoko Kui (Gloutons & Dragons), Aki Irie (Dans le sens du vent) ou encore Takuto Kashiki (Minuscule). Et en attendant de revenir sur le premier tome de Servant Beasts, première série de la carrière de l'artiste qui a été lancée en 2023, penchons-nous sur le recueil regroupant les premières histoires courtes de sa carrière, sobrement nommé "Le Monde de Suzuka Morino: Sur le route de la frontière".
De son nom original "Kyôkai no Michi de Morino Suzuka Sakuhinshû" (dont le titre français est une traduction fidèle), ce recueil d'environ 190 pages est sorti au Japon en juin 2024, et regroupe cinq histoires courtes que Suzuka Morino a conçues entre 2021 et 2023. On y suit d'abord la nouvelle vie d'un familier-loup auprès d'une nouvelle maîtresse atypique après avoir été tristement chassé par la précédente, une sorcière qu'il servait depuis plusieurs années et qui ne ne l'a finalement jamais vraiment considéré. Puis après avoir observé pendant seulement quelques pages les efforts d'un tout jeune majordome à oreilles de moutons (a priori) auprès de son nouveau-maitre, un homme-tigre blessé, on découvre, au sein d'une école, l'évolution de la relation entre deux élèves aux caractères opposés (l'un quasiment parfait mais visiblement très orgueilleux, et l'autre moins doué mais plus gentil et attentif envers ses congénères et les bêtes) et que les cours de domptage de griffons pourraient finir par rapprocher. La quatrième histoire, elle, nous narre la façon dont une créature bestiale vivant ans la forêt va recueillir une petite fille humaine perdue et l'élever comme sa propre enfant, en soignant par la même occasion une douleur passée toujours vivace. Enfin, dans le dernier récit, un jeune garçon, désireux d'ouvrir son propre restaurant malgré le désaccord de son grand frère, finit par ouvrir une gargote ambulante à la lisière d'une forêt interdite car on la dit habitée par des bêtes maudites, et va faire une surprenante rencontre vouée à bouleverser sa vie.
De longueurs très variables (on va de 8 pages pour la deuxième histoire à 59 pages pour la dernière), ces récits s'ancrent chacun dans un univers différent, pouvant être teinté de magie et de sorcellerie, d'inspiration un peu victorienne, plus digne d'un conte... mais ayant à chaque fois pour point commun le goût évident de Suzuka Morino pour mettre en scène des êtres non-humains de tous types, qu'il s'agisse d'hommes-bêtes inspirés d'animaux connus (comme l'homme-loup et l'homme-tigre des deux premiers récits), d'êtres fantastiques déjà bien connus (les centaures, les griffons), ou de créatures semblant directement nées de l'imagination de l'artiste (surtout dans les deux dernières histoires).
A partir de cette constatation, le premier élément à souligner est assez évident: en terme de designs, Suzuka Morino en met plein la vue. On sent tout l'amour mis par l'artiste dans chacun des designs imaginés pour les différents non-humains mis en scène, tant c'est à la fois tout simplement riche, fin et beau, fascinant dans la manière dont ces diverses créatures sont mises en scènes pour faire ressortir leurs spécificités (l'aspect canin si attachant de l'homme-loup, l'allure digne, fière et imposante des griffons, la possible dangerosité des bêtes de la dernière histoire...), et très précis et réaliste dans la manière dont ils peuvent être faits anatomiquement (on ressent fortement leur musculature, par exemple), dans la façon dont ils peuvent se mouvoir, dans les émotions qu'ils peuvent dégager... L'énorme travail de Suzuka Morino sur tous ces aspects se ressent bien et a de quoi fasciner, encore plus quand on prend aussi en compte ses décors tout aussi riches, ainsi que son sens des détails et des cadrages pour véritablement installer des ambiances très immersives (en guise d'exemple, on soulignera juste la première page de la dernière histoire, avec le plan sur l'écureuil qui grignote, le petit dézoom sur l'animal, et sa fuite lorsque le chariot approche).
Mais au-delà de sa pure beauté visuelle, ce recueil sait aussi proposer des thématiques intéressantes qui, sans aller bien loin, contribuent à rendre chaque récit attachant. Au-delà de l'esthétique et des thèmes un peu furry des deux premiers récits (que Morino poussera beaucoup plus dans Servant Beasts, sur lequel on reviendra aussi plus tard), chaque histoire est marquée par quelques dynamiques relationnelles intéressantes, que ce soit des relations entre humains, entre non-humain, et surtout entre humain et non-humain. Il pourra être tour à tour question de réintégration dans un nouveau foyer, de découverte de l'autre au-delà des a priori dus à la différence d'espèces, de deuil, de famille sortant de la norme, de liens familiaux contrariés, ou même du besoin de considérer malgré tout l'instinct sauvage pouvant rester présent chez toute bête.
A l'arrivée, découvrir le monde de Suzuka Morino a quelque chose de particulièrement captivant, car sans que les différents récits aillent forcément très loin, ils sont toujours bien campés, de sorte à servir l'amour de l'artiste pour les êtres non-humains, un amour qui se ressent autant dans son travail graphique sublime que dans les thèmes esquissés.
Enfin, côté édition française, il est juste dommage que Vega persiste depuis quelques mois à faire traiter le lettrage de ses nouveautés en Inde, car pour le reste la copie est très satisfaisante: le grand format sans jaquette mais avec rabats est appréciable pour profiter au mieux des planches de Morino, la jolie couverture est extrêmement fidèle à l'originale japonaise, le papier est souple et suffisamment opaque, l'impression est propre, et la traduction assurée par Margot Maillac est très convaincante.