Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 14 Août 2018
Primée à Angoulême pour cet ouvrage, Ancco est une artiste sud-coréenne à part. Alors que beaucoup d'auteurs et d'autrices de ce pays produisent des œuvres très proches des caractéristiques du manga, le dessin et le type de narration d'Ancco ne ressemblent à rien d'autre dans la bande dessinée asiatique. Comme elle, on pourrait citer des artistes atypiques tels que Oh Yeong-jin.
Son trait est presque hybride : les visages de ses personnages sont plutôt ronds et simples, mais les décors comme les proportions sont réalistes. Insistant beaucoup sur les traits, les planches de l'ouvrage paraissent sombres.
Et justement, les saynètes de Mauvaises filles sont noires. Ancco nous dresse tout simplement le portrait désabusé des jeunes femmes coréennes de sa génération, partagées entre la précarité et la maltraitance, surtout des hommes. L'école comme le foyer sont des lieux où s'exerce la souffrance d'un système patriarcal mis à mal par la crise économique qui traverse les années 1990. C'est alors que l'héroïne et son amie décident de s'offrirent un moment de liberté en fuguant, avant d'être rattrapés par la réalité. Le titre de l'ouvrage « mauvaise fille » sonne alors comme une réplique cynique à la situation : quoi que les filles fassent, elles ne s'échapperont pas de leur condition et seront jugées.
Mauvaises filles est une petite claque, un ouvrage coup de poing. Sous l'édition racée de Cornélius et la couverture qui laisse percevoir l'air frais de la soirée sur un balcon se cachent des mots et des images dures de coups, une ambiance froide sans réel espoir. Ancco prend tout le monde de court avec cette histoire à la beauté presque tragique. Le lecteur est immédiatement emporté par cette poésie urbaine, magnifiée par de grandes cases, une gestion de l'espace, en bref des qualités graphiques presque insoupçonnées pour une œuvre sociale réaliste.
Ancco traite le sujet de la violence (domestique) de manière comparable au cinéma coréen contemporain. Nombreux sont les films qui nous montrent la Corée de l'envers, derrière la façade de la culture populaire et des fleurons industriels, tels que Breathless, Mother ou The Chaser. Ces films, de styles différents, ont tous trois la particularité de nous parler et de nous montrer une extrême violence dans les milieux populaires, au contact avec des activités criminelles (prostitution, gangstérisme, meurtres de faits divers, etc.). Ancco, en un sens, suit cette voie, pas en l'imitant, mais de manière naturelle. Les artistes coréens engagés vont régulièrement dans ce sens.
En bref, Mauvaises filles est une œuvre à lire. Pour son sujet, choc, mais traité avec une pudeur et une sobriété bienvenue, pour ses qualités artistiques, qui rendent la lecture très immersive, et peut-être aussi pour lire des bandes dessinées plus atypiques (sans dénigrer le mainstream). Ancco est une autrice à suivre, et on peut d'ores et déjà se lancer dans la lecture de son précédent ouvrage, moins médiatisé : Aujourd'hui n'existe pas.
L'édition de Cornélius est une fois de plus irréprochable : couverture souple de bonne qualité avec rabat, papier épais et blanc, impression parfaite, traduction fluide... Coûteuse comme d'habitude, mais c'est le prix de l'indépendance.