Mauvaise Herbe Vol.1 - Actualité manga
Mauvaise Herbe Vol.1 - Manga

Mauvaise Herbe Vol.1 : Critiques

Nora to Zassô

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 17 Janvier 2020

Devenu un auteur très important du catalogue du Lézard Noir à partir de la publication de l'excellent Tokyo Alien Bros. en 2017, Keigo Shinzo a ensuite régulièrement fait l'actualité chez l'éditeur, avec sa venue au FIBD d'Angoulême en janvier 2018, puis la publication cette même année de deux autres de ses livres, le recueil Holiday Junction et le one-shot L'auto-école du collège Moriyama. Et depuis, on guette toujours avec intérêt son retour. Ainsi, en attendant toujours Bokura no funkasai dont l'acquisition fut annoncée dès mai 2018, c'est la série la plus récente du mangaka qui nous arrive en France en ce début d'année 2020.

Lancée en avril 2018 sous le titre Naro to Zasso dans le magazine Morning Two des éditions Kôdansha (une première pour l'auteur qui jusque-là, hormis pour quelques histoires courtes, était toujours fidèle à Shôgakukan), Mauvaise Herbe est une oeuvre toujours en cours dont le 3e tome paraîtra dans son pays d'origine la semaine prochaine, et qui voit l'auteur rester fidèle à son goût pour les portrait de société, mais cette fois-ci dans des tonalités beaucoup plus sombres...

Tout commence par quelques superbes pages ne couleur, dominées par le regard profond, froid et accusateur d'une jeune fille. Puis nous voici dans le "Teen Reflexology Hello Sunrise", un salon de massage qui, s'il affiche ironiquement dans ses règles l'interdiction de demander plus que des services de massage aux jeunes filles qui y sont embauchée, cache en réalité un tout autre commerce: un bordel clandestin, où les demoiselles, des mineures, offrent leur corps contre des sommes beaucoup plus importantes. Tout le monde sembler fermer les yeux sur ce trafic comme on peut tant en voir, tout du moins jusqu'à ce jour où la brigade des moeurs du commissariat de Senjû finit par y faire une descente en arrêtant employés et clients. Certaines adolescentes font profil bas, d'autres râlent qu'on les empêche de gagner de l'argent facile comme elles veulent, mais toutes finissent par rentrer chez elles. Toutes, sauf une: Shiori Umino, la plus muette de toutes, que personne ne vient chercher. Lieutenant de police plutôt passif, Hajime Yamada se montre pourtant étrangement déstabilisé devant cette fille de 16 ans, qui lui rappelle physiquement Kozue, sa propre fille, décédée tragiquement quand elle était petite dans un accident. Amené à recroiser Shiori par le biais d'un chat errant dont ils sont les deux seuls à se soucier, Yamada, tout en ne cessant plus de voir son traumatisme du passé le regagner fortement, ne pourra que cerner, petit à petit, dans quelle situation dramatique se trouve l'adolescente...

Le tout début avec son immersion dans le bordel clandestin donne tout de suite le ton: Mauvaise Herbe sera un récit dur, noir, faisant le portrait d'une société moderne en perdition, portrait qui ne cessera de s'enrichir au fil du parcours de ses deux principaux personnages. Ces deux figures centrales, le mangaka nous invite, dans une narration entremêlant efficacement leurs pas et trouvant un point commun dans le chat Roco, à la découvrir plus ou moins en parallèle. On cerne très bien en Yamada, derrière le flic passif, un homme resté enfermé dans le passé, qui continue encore et toujours d'avoir ses pensées tournées vers sa défunte fille (en preuve, l'autel mortuaire qu'il salue toujours soigneusement chez lui), qui a vécu cela comme un traumatisme au point d'avoir été quitté par sa femme, d'avoir attrapé des cheveux blancs plus jeune que prévu, et d'avoir de temps à autre des hallucinations bouleversantes. Mais le plus terrible est à chercher du côté de la jeune Shiori: fugueuse, battue depuis longtemps par sa mère qui se fiche royalement de son sort (elle ne la cherche pas quand elle fugue, la frappe sitôt qu'elle revient, lui adresse même les plus horribles des mots en fin de tome au téléphone), trouvant refuge dans les demeures d'hommes qui ne font jamais preuve de charité innocemment, elle est plongée dans une totale misère sociale, n'ayant aucun repère affectif, aucun point de repère pour avancer dans la vie, aucune place qui soit vraiment à elle, et personne ne lui accorde de réelle attention, sauf quand certains hommes en ont après son corps jeune... Personne, vraiment ? Au fil du tome, Yamada semble se réveiller, ne veut plus jamais avoir de regrets comme il en a eux par le passé, montre une inquiétude toujours plus sincère envers Shiori. mais encore faut-il que l'adolescente accepte de lui faire confiance...

S'il évite avec un habile sens du non-dit (enfin, plutôt du non-montré) les moments "physiques" les plus terribles (les coups que la mère donne à sa fille, ce que Takeru fait à la jeune fille dans son appartement...), Shinzo nous les fait très bien comprendre, plus encore à travers l'impact psychologique que tout ceci a sur les deux héros. Ainsi, par exemple, les brèves visions indélébiles qu'a Yamada de la noyade de sa fille sont forcément marquantes, tout comme les craintes de l'adolescente vis-à-vis de sa mère et de certains hommes : légers tremblements, regards dépourvus d'espoir ou traumatisés, sans oublier cette hallucination aux déformations effrayantes, dans le café, où la jeune fille a peur de voir surgir la silhouette violente de sa mère... Et même si, de temps à autre, le mangaka est à deux doigts de la surenchère dans les malheurs de Shiori (surtout en fin de tome), ce n'est jamais gratuit car ça traduit toujours plus les infamies de cette société déshumanisée.

Car déshumanisée, cette ville, comme tant d'autres, l'est bel et bien, à travers plein de choses où l'on retient avant tout l'hypocrisie ou l'indifférence des gens. Le cas de ce bordel camouflé en salon de massage est d'emblée un exemple fort de cette hypocrisie de la société, mais tout au long du tome, en filigranes, le mangaka ne cesse d'aller plus loin là-dessus. Quand Yamada vomit dans la rivière par traumatisme après avoir repensé à sa fille, les passants s'écartent sans chercher plus loin, en affirmant juste que c'est sûrement un ivrogne et qu'il les débecte. Quand Shiori est en danger, sa propre mère s'en fiche complètement. A part nos deux héros, personne ne fait attention au chat errant Roco, recherchant pourtant toujours de l'affection, mais ayant une apparence trop déglinguée pour plaire. Quelque temps après avoir fait la descente au bordel, les collègue de Yamada sont les premiers à avoir envie d'aller tâter du "nichon". Face à une Shiori pieds nus et déboussolés dans la rue, certains passant se contente de rire en se disant qu'elle n'est pas nette, puis l'oublient aussitôt. Partout, l'empathie est absente. Partout, ou presque...

"Que je prenne soin de moi ? Je sais pas ce que ça veut dire, vu que personne s'est jamais occupé de moi !"

Keigo Shinzo nous délivre alors un premier volume choc, sombre, marquant et bourré de sens dans son portrait social, qu'il sait toujours bien mettre en valeur via ses habituelles qualités visuelles. Au-delà des quelques petites envolées de style, on a un dessin fin, assez sensible et très souvent au plus près des personnages, et où les décors urbains toujours soignés et réaliste sont croqués dans des angles de vue immersifs, afin d'encore mieux imprégner le lecteur de cette ville froide où les personnages errent.

Du côté de l'édition, nous sommes dans les standards de l'éditeur pour ce genre d'oeuvre récente: grand format, couverture souple sans jaquette ni rabats, illustration de couverture sobre reprenant l'originale japonaise. A l'intérieur, le papier et l'impression sont de bonne facture, et la traduction d'Aurélien Estager est très fluide tout en collant bien à l'ambiance.
   

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs