Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 14 Novembre 2024
Les passionnés de mangas les plus pointus le savent bien: 1967 fut une année importante en ayant vu naître un magazine d'une importance capitale, tant il participa à renouveler le média et à lui offrir de nouveaux horizons: le Manga Action des éditions Futabasha, souvent considéré comme le premier magazine de prépublication seinen, et ayant révolutionné le monde du manga en incorporant notamment dans ses pages des concepts de "story manga" plus poussés ainsi que des styles graphiques plus approfondis et diversifiés, en n'hésitant pas, entre autres, à puiser des inspirations dans les revues occidentales, une chose qui se faisait encore peu à l'époque et qui a permis au magazine de conquérir à la fois un lectorat plus adulte (car en ces temps, le manga était encore surtout consacré aux enfants) et une nouvelle génération qui était plus ouverte à la culture américaine parmi d'autres.
L'année 2017 fut évidemment particulière pour ce magazine qui fêtait alors ses 50 ans d'existence et qui, au fil de ces cinq décennies, a vu défiler dans ses pages tant de noms prestigieux, de Monkey Punch (Lupin III) à Fumiyo Kouno (Dans un recoin de ce monde, Le Pays des cerisiers...) en passant par Katsuhiro Otomo (Dômu), Jiro Taniguchi (Au temps de Botchan, Les Années Douces...), Kazuo Kamimura (Fleur de l'ombre, Maria...) ou encore Kazuo Koike (Lone Wolf & Cub). Ainsi, pour commémorer ce bel anniversaire, un manga documentaire fut lancé cette année-là, dans le Manga Action lui-même, en étant voué à retracer les grandes lignes des événements ayant amené à la création du magazine culte. Richement documenté en faisant appel à plusieurs noms importants du magazine, achevé en 2019 au bout de trois volumes, et confié au mangaka Kôji Yoshimoto (connu entre autres pour ses récits documentaires dont Santetsu, paru en France chez Glénat Manga en 2013), Losers, puisque c'est nom titre, peut être découvert en France aux éditions Akata depuis quelques jours via la parution de son premier tome.
En tant que manga voué à nous faire découvrir la genèse du Manga Action, ce récit ne démarre pas directement en 1967, et débute deux ans auparavant, en 1965. Futabasha n'est encore qu'une modeste entreprise, qui vient de prendre ses quartiers dans un vieil immeuble en bois, et dont les magazines sont assez divers. Parmi ceux-ci, le Manga Story, dirigé par Fumito "Bunjin" Shimizu, a plus ou moins de succès avec ses mangas très courts, destinés à un public adulte mais se limitant à de très brèves saynètes humoristique ou un brin satiriques. A vrai-dire, le magazine est même en train de péricliter un peu, et reste gentiment moqué par certains membres de l'entourage de Shimizu, car en tant que média avant tout dédié aux enfants le manga est encore sous-estimé dans ses nombreuses possibilités. Mais Bunjin en est persuadé: au-delà des mangas pour enfants et des gekiga un peu vieillissants issus généralement des boutiques de location (un concept très japonais, aujourd'hui quasiment disparu, et expliqué dans ce premier tome), il y a bel et bien quelque chose à faire, des choses à essayer pour révolutionner le manga. C'est précisément dans ce contexte que, dans une poubelle de l'entreprise, il récupère le premier numéro d'un fanzine, dont la couverture novatrice l'a interpelé et a été dessinée par un jeune homme bourré de rêves concernant le manga et peinant alors à joindre les deux bouts: un certain Kazuhiko Katô. Celui-là même qui, deux ans plus tard, donnera naissance, sous le pseudonyme de Monkey Punch, au premier grand hit du Manga Action: le mythique Lupin III.
Voici qui résume, dans les grandes lignes, un premier volume qui ne se limite évidemment pas à ça, tant la documentation et les témoignages ont sans doute permis de livrer un manga documentaire riche et très référencé, où il est aussi question d'un paquet d'anecdotes (en tête autour de Monkey Punch, de ses débuts, de la façon dont le célèbre magazine américain Mad l'a marqué, de l'origine de son légendaire pseudonyme...), de la manière dont était vu le manga en cette période, de nombreuses facettes du contexte de l'époque (les boutiques de location sur le déclin, le besoin pour les mangakas adeptes de ce procédé de rebondir, l'arrivée d'un nouvelle génération ouverte sur la culture occidentale, de sujets de société amples comme la guerre du Vietnam ou les révoltes étudiantes...), et la façon dont ce contexte à potentiellement contribué à la naissance et au succès du Manga Action. Mine de rien, la "petite histoire" du magazine se mêle ici efficacement, d'une certaine manière, à la grande Histoire, pour donner naissance à un premier tome passionnant dans ce qu'il nous apprend. C'est d'autant plus réussi que, globalement, en s'offrant un titre un peu auto-dérisoire (et provocant, quand on sait ce que ces "losers" ont apporté au manga), en soulignant tout de même certaines limites (les moqueries de certains collègues, le fait que le grand patron de Futabasha se fichait alors pas mal du manga...), et en n'oubliant pas de souligner qu'une part du récit est fictionnelle, ce manga évite la bête hagiographie (parce que bon, avec un manga sur le Manga Action ayant vu le jour dans le Manga Action lui-même, on aurait pu totalement tomber dans cet écueil) et sait rester franche.
En résulte une lecture souvent captivante et très enrichissante, jusque dans ses pages bonus nous faisant profiter de deux jolis documents: un tableau chronologique s'étendant de 1947 à 2017, et une précieuse interview croisée de Monkey Punch et de son frère Teruhiko Katô nous offrant encore plus d'anecdotes.
Le tout est, en plus, servi dans une édition française très convaincante, entre un papier épais et opaque, une très bonne impression, une traduction impeccable d'Alexandre Goy, des astérisques fort utiles quand il le faut, un lettrage propre de Guillaume Marka, et une jaquette signée Matice Nazih qui reste très proche de l'originale japonaise.