Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 21 Août 2025
Déjà riche de plusieurs titres de diverses origines asiatiques à la fois humains, sensibles et qualitatifs (à l'image de The Horizon ou, plus récemment, de Sea You Thera And Us), le catalogue des éditions Nazca accueille en ce mois d'août sa toute première oeuvre japonaise avec le manga Au Creux de nos Mains. De son nom original "Tenohira Size" (littéralement "De la taille d'une paume", le titre français étant donc joliment adapté dans un sens assez proche), ce manga en huit chapitres (plus un petit épilogue, pour un total d'environ 180 pages) a initialement été prépublié au Japon en 2009-2010 dans l'excellent Feel Young des éditions Shôdensha, important magazine ciblant en priorité les femmes adultes et ayant vu passer dans ses pages un paquet d'oeuvres et d'autrices réputées (Tomoko Yamashita, Moyoco Anno, Akane Torikai, Ebine Yamaji... pour n'en citer que quelques-unes). L'ouvrage est la toute première publication française de Kirin Tendô, une autrice active au Japon depuis une trentaine d'années, qui s'est spécialisée dans les récits féminins, et qui est notamment réputée pour ses mangas introspectifs décortiquant les souffrances psychologiques des femmes dans nos sociétés contemporaines.
L'histoire prend place à Osaka, où l'on suit le quotidien des Ônishi. Un quotidien modeste puisque Akari, mère divorcée de 32 ans, se tue au travail jour après jours pour subvenir aux besoins de ses trois enfants Asami, Miyû et Hodaka, le tout dans une petite maison qui n'a même pas salle de bains. Voici quelques années qu'Akari a divorcé, son ancien mari étant parti refaire sa vie avec une autre femme sans plus jamais vraiment se soucier des enfants qu'il a laissés derrière lui. Hodaka n'était encore qu'un bébé, tandis que Miyû n'avait alors que 3 ans et garde quelques souvenirs innocents de son papa. Quant Asami, qui a vécu le divorce à ses cinq ans en ayant déjà un regard plus mûr sur la chose, elle a digéré la chose d'une manière différente, en préférant considérer qu'elle n'a jamais eu de père. Alors pour ces quatre-là, le quotidien reste très modeste, et on les regarde même parfois avec pitié ou dédain, comme quoi ils seraient pauvres. Pourtant, ils sont unis, tâchent de se contenter des joies de ce modeste quotidien, et pourraient bien se révéler plus heureux que certains membres de leur entourage.
Au gré des moments de vie vécus chapitre après chapitre, Kirin Tendô s'applique à poser un regard doux et tendre sur la situation des membres de cette famille que l'on sent unis et aimants malgré les épreuves dues à leur situation, à savoir l'absence de père et le célibat d'Akari. On découvre une mère battante et ne lâchant rien au travail même quand son collègue Atsushi (le neveu du patron de l'usine où elle a l'un de ses petits boulots) la prend en grippe, un Hodaka adorable à souhait et recherchant beaucoup l'affection de sa maman à son très jeune âge, une Miyû qui a son petit caractère et qui a un regard encore naïf sur son père qu'elle aimerait gentiment revoir, et surtout une Asami qui a appris à prendre sur elle et, peut-être, à grandir un peu trop vite pour être forte. Dans une narration juste assez introspective sans l'être trop, la mangaka laisse bien deviner quel peut être le ressenti de chaque membre de la famille, quelles peuvent être leurs douleurs intérieures, des douleurs qu'ils savent pourtant affronter ensemble tant ils apparaissent soudés et simplement heureux d'être ensemble dans ce quotidien modeste.
Cette constatation ressort d'autant mieux que la mangaka, loin de se centrer uniquement sur les Ônishi, offre un récit véritablement choral où plusieurs membres de l'entourage de cette famille a aussi droit à ses développements. On pense à Atsushi, jeune homme qui cache ses propres douleurs derrière son comportement agressif, mais qui risque bien de se remettre en question et de capter l'essentiel au bout d'un moment, notamment au contact du petit Hodaka. Il y a aussi le cas de Kei, frère aînée dans une famille recomposée où il faut du temps pour bâtir des liens solides avec son nouveau petit frère Shôta. Et impossible de ne pas aborder le cas de la jeune Haruka, camarade de classe d'Asami qui, derrière ses airs initiaux très hautains de fille de riches à qui on achète tout, cache peut-être la plus triste situation de tout le manga, en rappelant bien que le bonheur ne se fait pas forcément dans la richesse quand, a côté, l'amour familial dont tout enfant a besoin est déjà complètement détruit de l'intérieur.
Touchant sans en faire trop, véhiculant beaucoup d'émotions différentes sous un style visuel pourtant toujours très doux et assez rond, Au Creux de nos Mains permet ainsi à Kirin Tendô de poser un certain regard poignant sur un paquet de sujets familiaux toujours actuels : les difficultés du statut de mère divorcée, le regard sur les difficultés financières, les familles recomposées, la richesse qui aliène les relations, les violences conjugales... Il y a en somme beaucoup de choses à retirer de cette courte lecture qui, même si elle a quand même un goût de trop peu (car, clairement, on aurait aimé voir les différents cas évoluer un peu plus dans le temps), laisse une forte impression grâce à la subtilité de l'autrice. Espérons donc que cette première publication française de Kirin Tendô ne soit pas la dernière.
Enfin côté édition française, deux limites sont à noter: tout d'abord un certain nombre de coquilles ayant échappé à la relecture, et ensuite le choix d'aller faire imprimer l'oeuvre en Chine, à des milliers de kilomètres de chez nous, sur un papier un peu trop rêche et transparent qui n'offre qu'une qualité d'impression assez moyenne (pas catastrophique, pas bonne non plus, juste moyenne). Pourtant, à part ça, le grand format est appréciable, Angélique Mariet offre une traduction qui véhicule avec nuances le ressenti des personnages, et la jaquette est soigneusement adapté de l'originale japonaise avec même un logo-titre enfantin bien pensé par Julien Michel.