Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 11 Août 2020
Dans une ville de Tokyo à la fois alternative et contemporaine vit Setchan. Le "Se" de ce surnom n'est aucunement une référence à son nom Segawa ou à son prénom Setsuko, mais plutôt au sexe, qu'elle pratique depuis déjà plusieurs années, depuis l'époque du collège, avec n'importe quel homme voulant bien d'elle. Que recherche-t-elle là-dedans ? Une chaleur, un sentiment de sécurité qu'elle ne trouve pas ailleurs, car comme elle le dit elle-même, ce qui est bien avec le sexe, c'est qu'il n'y a pas besoin de dire des choses comme "désolée" ou "merci" et qu'elle peut y voir des humains comme elle, qui suent, bavent et ont une voix. Setchan, elle est comme ça. Détachée de quasiment tout hormis son affectueuse petite soeur Uta (les parents, mieux vaut ne pas en parler), apolitique dans une cité tokyoïte en proie à des révoltes étudiantes grandissantes, elle mène sa vie en se laissant aller car, en quelque sorte, elle se pense uniquement capable de vivre ainsi car elle est "bête". Et c'est en menant ainsi son existence sans but précis ni réelle passion qu'elle finit par rencontre Akkun, un garçon on ne peut plus normal, doué en études, ayant une petite amie en la personne de Mami, mais ne semblant pas forcément satisfait de sa situation, si bien qu'il ne faudrait pas grand chose, dans un contexte tendu, pour qu'il s'enferme dans la même bulle que Setchan. Telle est l'histoire de deux âmes perdues qui vont se rapprocher par la force des circonstances, puis êtres séparés par la tragique absurdité de la vie...
Publié au Japon en 2018 sous le titre Secchan, et paru en France chez Le Lézard Noir en juin dernier, Le monde selon Setchan commence sur une première page percutante à souhait: la mort de Setchan, assassinée de trois balles dans le corps, par un individu qui revendiquait apparemment quelque chose. Dévoiler d'emblée la fin est un procédé loin d'être nouveau, mais toujours efficace quand il est bien utilisé, et c'est ici pleinement le cas, car au-delà du choc premier, cela nous met dans des conditions tout à fait particulières pour suivre la vie ou, plutôt, les errements de la jeune étudiante, jusqu'à sa fin arrivant trop soudainement, trop tôt... quand bien même Akkun se dit qu'on lui a peut-être donné là l'occasion d'en finir tant elle lui paraissait à bout.
C'est donc avec la conscience de cette inévitable issue que l'n apprend à découvrir Setchan, une jeune fille pouvant apparaître particulière sous le regard de personnes "normales" ou, en tout cas, bien adaptées à la société. Le meilleur exemple sur ce dernier point étant sûrement Mami, la petite amie d'Akkun pour qui il n'a aucune réelle considération, et qui est une fille pas forcément méchante mais idéalisant les choses comme dans un manga shôjo avec ses rêves de vie bien rangée (ce qui la rend éventuellement très superficielle). Mami est l'une de celles critiquant Setchan pour son comportement et sa manière de coucher avec plein d'hommes, sans forcément chercher à la comprendre et à essayer de cerner ce qu'elle recherche là-dedans. Mais il y a aussi les parents rejetant leur fille qu'ils trouvent trop bête, ces hommes trouvant en elle des coups sans efforts... Le privilège de découvrir Setchan, c'est alors plutôt au lecteur qu'il est essentiellement réservé, et on a alors tout le loisir de cerner cette fille qui, tout simplement, ne comprend pas le monde qui l'entoure et se laisse alors voguer par celui-ci sans se mêler de grand chose. Le sexe est l'une des seules choses qui la rassure (avec son affection pour Uta, à qui elle aimerait même acheter une prothèse dentaire, l'une des seules choses qu'elle souhaite vivement dans sa vie), elle se dit bête (et ses parents ne sont pas là pour la rassurer sur ce point), et surtout elle conserve en elle, quelque part, une part d'innocence presque enfantine, avec son parler simple, sa façon de dire ce qu'elle ressent, son sac à dos mignon, son incapacité à choisir ses vêtements elle-même... Elle apparaît alors surtout comme une fille ne pouvant pas s'adapter à notre société contemporaine, comme une marginale pas méchante pour un sou, ne jugeant personne ou presque, tandis qu'elle se retrouve régulièrement jugée, critiquée voire rabaissée. La plume est aussi simple que fine et franche pour retranscrire l'état d'esprit de cette fille très facilement touchante, qui ne semble pas traverser l'existence, mais plutôt passer à travers sans que rien ne la touche vraiment. Du moins, jusqu'à ce que le monde lui-me^me ne la touche de façon tragique.
A alors lieu la rencontre avec Akkun. Une rencontre d'abord dans une certaine indifférence, les deux jeunes gens semblant être totalement opposés dans leur vie. Mais on voit déjà quelque chose d'assez désabusé et détaché poindre en ce garçon, et cela ne fait que se confirmer tandis que le contexte de révoltes s'envenime. Ici, l'autrice imagine un Tokyo alternatif, certes, mais où l'on sent que les révoltes étudiantes sont inspirées de revendications tout à fait contemporaine dans notre réalité. A partir de là, Tomoko Oshima imagine un déroulement quasiment dystopique où la lutte se fait de plus en plus présente voire virulente: boycott des cours à la fac, sit-in, manifestations, et même attentats dont certains sont même orchestrés par un ami d'Akkun se radicalisant... Oshima ne prend aucun parti dans cette lutte, dans la mesure où elle nous la fait vivre à travers ses deux héros, qui finissent tous deux par en être déconnectés. C'est en s'enfermant en quelque sorte dans leur bulle que Setchan et Akkun se rapprochent, allant au cinéma plutôt que de manifester, se rendant en cours sans savoir qu'il est boycotté, s'enfermant chez le jeune homme pour lire des mangas... Mais pas question pour Akkun de voir en Setchan un possible objet de sexe: sa relation avec elle s'apparenterait plutôt à celle d'un jeune homme avec une enfant, par certains égards. Mais qu'en est-il de Setchan ? C'est pile au moment où elle semble commencer à ressentir autre chose et à trouver un repère vis-à-vis d'Akkun que sa vie est fauchée, sans raison apparente, et bien loin des révoltes étudiantes japonaises. Comme une ultime pointe d'absurdité dans un monde fou que la jeune fille n'a pas eu le temps de comprendre.
Il ressort alors beaucoup de choses fortes de ce récit de même pas 180 pages: aspect très contemporain du climat de révoltes et de tensions, portrait réussi d'une fille errant dans un monde qu'elle ne comprend pas et qui ne lui fait aucun cadeau là-dessus, vision à travers elle d'une société absurde, mise en avant de personnes n'ayant tout simplement pas envie de se mêler de conflits qui les dépassent parfois quand bien même ces conflits les rattrapent injustement... Qui plus est, Tomoko Oshima emballe le tout dans une style visuel aussi personnel qu'adapté. On reste surtout marqué par ses designs de personnages et en particulier celui de Setchan, simple, quelque part assez naïf, plutôt à l'image de cette héroïne. Les décors sont eux aussi simples mais soignés et réalistes, les partis-pris narratifs sont d'une grande fluidité... Tout accompagne efficacement ce portrait de vie, qui a de quoi remuer dans les esprits un bon moment.
Quant à l'édition, elle est fidèle aux habitudes de l'éditeur poitevin: grand format sans jaquette, papier épais et souple permettant une prise en main agréable, très bonne qualité d'impression, traduction limpide de Miyako Slocombe... sans oublier les 4 premières pages en couleurs.
Publié au Japon en 2018 sous le titre Secchan, et paru en France chez Le Lézard Noir en juin dernier, Le monde selon Setchan commence sur une première page percutante à souhait: la mort de Setchan, assassinée de trois balles dans le corps, par un individu qui revendiquait apparemment quelque chose. Dévoiler d'emblée la fin est un procédé loin d'être nouveau, mais toujours efficace quand il est bien utilisé, et c'est ici pleinement le cas, car au-delà du choc premier, cela nous met dans des conditions tout à fait particulières pour suivre la vie ou, plutôt, les errements de la jeune étudiante, jusqu'à sa fin arrivant trop soudainement, trop tôt... quand bien même Akkun se dit qu'on lui a peut-être donné là l'occasion d'en finir tant elle lui paraissait à bout.
C'est donc avec la conscience de cette inévitable issue que l'n apprend à découvrir Setchan, une jeune fille pouvant apparaître particulière sous le regard de personnes "normales" ou, en tout cas, bien adaptées à la société. Le meilleur exemple sur ce dernier point étant sûrement Mami, la petite amie d'Akkun pour qui il n'a aucune réelle considération, et qui est une fille pas forcément méchante mais idéalisant les choses comme dans un manga shôjo avec ses rêves de vie bien rangée (ce qui la rend éventuellement très superficielle). Mami est l'une de celles critiquant Setchan pour son comportement et sa manière de coucher avec plein d'hommes, sans forcément chercher à la comprendre et à essayer de cerner ce qu'elle recherche là-dedans. Mais il y a aussi les parents rejetant leur fille qu'ils trouvent trop bête, ces hommes trouvant en elle des coups sans efforts... Le privilège de découvrir Setchan, c'est alors plutôt au lecteur qu'il est essentiellement réservé, et on a alors tout le loisir de cerner cette fille qui, tout simplement, ne comprend pas le monde qui l'entoure et se laisse alors voguer par celui-ci sans se mêler de grand chose. Le sexe est l'une des seules choses qui la rassure (avec son affection pour Uta, à qui elle aimerait même acheter une prothèse dentaire, l'une des seules choses qu'elle souhaite vivement dans sa vie), elle se dit bête (et ses parents ne sont pas là pour la rassurer sur ce point), et surtout elle conserve en elle, quelque part, une part d'innocence presque enfantine, avec son parler simple, sa façon de dire ce qu'elle ressent, son sac à dos mignon, son incapacité à choisir ses vêtements elle-même... Elle apparaît alors surtout comme une fille ne pouvant pas s'adapter à notre société contemporaine, comme une marginale pas méchante pour un sou, ne jugeant personne ou presque, tandis qu'elle se retrouve régulièrement jugée, critiquée voire rabaissée. La plume est aussi simple que fine et franche pour retranscrire l'état d'esprit de cette fille très facilement touchante, qui ne semble pas traverser l'existence, mais plutôt passer à travers sans que rien ne la touche vraiment. Du moins, jusqu'à ce que le monde lui-me^me ne la touche de façon tragique.
A alors lieu la rencontre avec Akkun. Une rencontre d'abord dans une certaine indifférence, les deux jeunes gens semblant être totalement opposés dans leur vie. Mais on voit déjà quelque chose d'assez désabusé et détaché poindre en ce garçon, et cela ne fait que se confirmer tandis que le contexte de révoltes s'envenime. Ici, l'autrice imagine un Tokyo alternatif, certes, mais où l'on sent que les révoltes étudiantes sont inspirées de revendications tout à fait contemporaine dans notre réalité. A partir de là, Tomoko Oshima imagine un déroulement quasiment dystopique où la lutte se fait de plus en plus présente voire virulente: boycott des cours à la fac, sit-in, manifestations, et même attentats dont certains sont même orchestrés par un ami d'Akkun se radicalisant... Oshima ne prend aucun parti dans cette lutte, dans la mesure où elle nous la fait vivre à travers ses deux héros, qui finissent tous deux par en être déconnectés. C'est en s'enfermant en quelque sorte dans leur bulle que Setchan et Akkun se rapprochent, allant au cinéma plutôt que de manifester, se rendant en cours sans savoir qu'il est boycotté, s'enfermant chez le jeune homme pour lire des mangas... Mais pas question pour Akkun de voir en Setchan un possible objet de sexe: sa relation avec elle s'apparenterait plutôt à celle d'un jeune homme avec une enfant, par certains égards. Mais qu'en est-il de Setchan ? C'est pile au moment où elle semble commencer à ressentir autre chose et à trouver un repère vis-à-vis d'Akkun que sa vie est fauchée, sans raison apparente, et bien loin des révoltes étudiantes japonaises. Comme une ultime pointe d'absurdité dans un monde fou que la jeune fille n'a pas eu le temps de comprendre.
Il ressort alors beaucoup de choses fortes de ce récit de même pas 180 pages: aspect très contemporain du climat de révoltes et de tensions, portrait réussi d'une fille errant dans un monde qu'elle ne comprend pas et qui ne lui fait aucun cadeau là-dessus, vision à travers elle d'une société absurde, mise en avant de personnes n'ayant tout simplement pas envie de se mêler de conflits qui les dépassent parfois quand bien même ces conflits les rattrapent injustement... Qui plus est, Tomoko Oshima emballe le tout dans une style visuel aussi personnel qu'adapté. On reste surtout marqué par ses designs de personnages et en particulier celui de Setchan, simple, quelque part assez naïf, plutôt à l'image de cette héroïne. Les décors sont eux aussi simples mais soignés et réalistes, les partis-pris narratifs sont d'une grande fluidité... Tout accompagne efficacement ce portrait de vie, qui a de quoi remuer dans les esprits un bon moment.
Quant à l'édition, elle est fidèle aux habitudes de l'éditeur poitevin: grand format sans jaquette, papier épais et souple permettant une prise en main agréable, très bonne qualité d'impression, traduction limpide de Miyako Slocombe... sans oublier les 4 premières pages en couleurs.