Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 08 Septembre 2023
Annoncée il y a plus d'un an à l'occasion de Japan Expo 2022, la collection Alpha des éditions Vega-Dupuis prend enfin forme en ce début de mois de septembre ! Rappelons que cette collection sera centrée sur des projets plus artistiques, qui s’affranchissent des codes traditionnels du manga tant niveau format que niveau contenu. Et pour l'inaugurer, l'éditeur nous propose de découvrir Kurage, un nom à double-sens puisqu'en japonais cela peut signifier à la fois "En dehors du plaisir et de la souffrance" ou tout simplement "Méduse". Sorti au Japon en volume broché en janvier 2022 après une prépublication dans le prestigieux magazine Comic Beam d'Enterbain/Kadokawa magazine réputé pour ses auteurs à la patte bien personnelle et travaillée), il s'agit du deuxième mangaka de la carrière de Hishiwo Miyazawa, un artiste qui a début en tant que mangaka professionnel sur le tard puisqu'il avait déjà la quarantaine passée quand il a commencé en 2020 sa première série Manga Henshuusha ga Kaisha wo Yamete Inakagurashi wo Shitara Isekai Datta Ken.
Kurage nous immisce auprès de Yôsuke, un jeune homme vivant en banlieue de Tôkyô qui, visiblement éreinté par un travail qui commence à le blaser, s'endort dans le bus, rate son arrêt et, bien plus tard, se réveille au terminus, en pleine province du bord de mer. Dans cette petite station balnéaire hors du temps et désertée par les clients, il rencontre un gamin du nom de Kazuki, s'installe dans l'auberge déserte du coin, s'accorde du temps de repos puisque le prochain bus ne passera pas avant un bon moment... mais au fur et à mesure qu'il profite du charme de ce bord de mer et de la mer elle-même, de lointains souvenirs d'enfance, visiblement issus de son village natal, se rappellent à sa mémoire, sans qu'ils puisse toujours précisément définir quelles sont les parts de rêve et de réalité dans tout ceci. Et bientôt, des questions se posent: qu'est-il arrivé de troublant dans son enfance qui se dévoile à petites doses ? Pourquoi est-il en réalité arrivé dans cette station balnéaire ? Et qui est réellement Kazuki ?
Miyazawa nous invite dans un bien mystérieux et quelque peu surnaturel voyage, un voyage à la fois physique jusqu'à ce bord de mer paisible, et intérieur au vu de ce qui se révèle petit à petit sur les principaux personnages à travers leurs souvenirs et leurs visions, ce petit développement principalement autour de Yôsuke donnant lieu à quelques réflexions sur la mémoire, les regrets et la fugacité des choses, le tout au rythme de l'environnement de la station balnéaire. Et cet environnement est peut-être bien ce que l'artiste dépeint le mieux, tant il s'applique à nous le faire ressentir dans le moindre détail. Que ce soit en attirant notre attention sur tous les petits éléments qui le composent (en tête l'eau et les êtres qui y vivent ainsi que les décors tantôt foisonnants tantôt épurés, tout ceci étant très soigneusement dessiné) ou en éveillant nos sens au rythme des vagues, du bruit de la pluie, de la chaleur ou de l'odeur des vieux tatamis de l'auberge, le mangaka séduit à n'en plus finir, en se positionnant quelque part entre le naturalisme de Daisuke Igarashi (Les Enfants de la Mer, Designs, Petite Forêt) et la contemplation de Yuki Urushibara (Mushishi, Underwater, Flow).
On se laisse alors totalement séduire par l'atmosphère qui imprègne quasiment chaque page de ce récit qui en compte environ 150. Et pour compléter le livre, on découvrira également une histoire courte de 19 pages changeant de registre en tendant plus vers la SF et se révélant elle aussi assez intéressante, notamment dans ses décors et designs.
C'est donc une bien belle oeuvre qui inaugure la collection Alpha, qui plus est dans une qualité éditoriale impeccable. Il faudra, certes, accepter de débourser 20€ pour un ouvrage n'atteignant même pas les 180 pages, mais ça les vaut au vu du travail effectué: le très grand format de 175x240mm met bien en valeur le travail graphique de l'auteur, la foisonnante couverture aux nuances de bleu est rehaussée par quelques éléments blancs en vernis sélectif, le papier bien blanc, épais et opaque permet une excellente impression, le poster dépliant du début permet de profiter au mieux de l'intégralité de l'illustration de la couverture, la page en couleur sur papier glacé qui suit se dépliant est tout aussi agréable, le lettrage de Daphné Belt est très propre, et la traduction de Margot Maillac est claire d'un bout à l'autre.