Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 16 Novembre 2023
Alors que, du côté du cirque Nakamichi, on prend des décisions différentes en attendant/espérant le retour de Masaru (forcément Eléonore panique, tandis que Guy va alors dynamiser un peu plus le récit via ses décisions pour rejoindre le "disparu"), de son côté le jeune garçon continue de découvrir avec stupeur, force et parfois effroi, en les ressentant directement de l'intérieur via la mémoire du sang qu'on lui a fait boire, le passé de son grand-père Shôji.
Après avoir entrevu la jeunesse de l'aïeul marquée par sa rencontre et son apprentissage auprès de Bai Yin en personne, Fujita nous avait laissés à un moment importante devant sceller la rencontre de Shôji avec Angelina, alias Toono ou la courtisane fantasque, qui plus en dans un moment de suspense. Et les "flashbacks mémoriels" de Masaru ne s'arrêteront pas là puisqu'ils continueront ici jusqu'au 1er janvier 1910, une date importante ici. Bien sûr, concrètement, ces phases de flashback viennent en premier lieu nous éclairer sur pas mal de choses assez générales mais essentielles à connaître, par exemple autour de la création de l'entreprise Saiga, ou encore de l'entrée en scène du fameux Sadayoshi que l'on découvre donc un peu plus (en attendant, sans doute, qu'il prenne plus d'importance jusqu'à provoquer la profonde haine de Shôji à son égard). Le tout en jouant correctement sur certains éléments contextuels de l'époque, par exemple l'interdiction du territoire japonais aux étrangers pendant l'ère Edo. Mais derrière ça, là où le mangaka brille réellement, c'est dans la manière dont il en profite pour, en permanence, approfondir certains personnages que l'on côtoie au fil des pages depuis si longtemps et qui sont liés de près voire de très près depuis bien longtemps.
Le premier de ces personnages et Shôji, bien sûr, puisque ce sont ses souvenirs que l'on suit à travers Masaru, en nous faisant notamment découvrir ici comment il est tombé amoureux pour la première fois et comment il est devenu immortel de son propre gré par pur amour. Mais au fil des pages, c'est largement la figure d'Angelina qui lui vole la vedette, elle dont on cerne mieux le passé difficile où, en tant qu'immortelle, soit elle suscitait l'effroi et le rejet des hommes qu'elle rencontrait, soit elle attisait des convoitises où on voyait beaucoup moins elle-même que sa nature d'immortelle. Elle qui conserve une rancoeur envers sa mère Lucile dont elle pense qu'elle l'a abandonnée à son sort. Elle qui, depuis toutes ces années passées en tant que réceptacle de la pierre flasque, n'a ressenti que solitude et défiance envers les hommes. Il est alors naturellement beau et poignant de la voir se métamorphoser, retrouver la joie, également mieux comprendre ce que Lucile souhaitait peut-être pour elle, dès lors que Shôji entre bel et bien dans sa vie, et ce pour l'éternité.
Ce sont aussi deux autres personnages-clés de l'oeuvre qui se voient beaucoup plus approfondis, en particulier dans la dernière partie du volume, le premier des deux n'étant autre que Guy, que l'on retrouve évidemment bien plus jeune (même si son apparence, en tant que shirogane, n'a bien sûr pas énormément bougé au fil des décennies). On découvre comment il s'est retrouvé mêlé aux affaires des Saiga en s'étant initialement vu confier une bien cruelle mission, quel est son propre passé d'enfant atteint par le zonapha et abandonné par ses parents, ce qu'il a alors trouvé chez Angelina en tant que figure maternelle, sans oublier la fameuse histoire de bras concernant les marionnettes Arlequin et Olympia. Quant à l'autre figure, ils 'agit tout bonnement de Francine, celle-là même qui était la cible ultime des shiroganes pendant si longtemps jusqu'à avoir été l'enjeu de la grande bataille tragique et vaine de l'acte final de l'arc Karakuri. Depuis que l'on a appris le désir de la reine des automates de se faire démanteler tant elle s'est lassée de son existence, on se doutait bien que celle-ci n'avais pas spécialement un mauvais fond, et cela se confirme ici, via son propre souvenir traumatisant de la façon dont son propre créateur l'a abandonnée, puis la place qu'elle a prise petit à petit auprès du couple Saiga.
Chacun de ces personnages est brillamment développé, et c'est dans ce contexte qu'en la journée du 1er janvier 1910, la naissance d'un tout petit bébé, d'une fille que l'on connaît bien, a cristallisé toute l'humanité découlant de chacun d'eux, tous unis pour protéger l'innocente nouvelle vie face à une nouvelle menace d'ampleur, jusqu'à faire prendre à une certaine automate une décision forte, en nous laissant sur des toutes dernières pages en couleurs symboliques et déchirantes. Le seul bémol dans tout ceci, c'est que Fujita tombe dans une petite facilité narrative très courante dans ce genre de flashback basé sur des souvenirs: alors que l'on est censés suivre tout ça via les souvenirs de Shôji, il n'est pas rare que l'on découvre aussi les pensées/souvenirs d'autres personnages comme Angelina. Mais c'est un petit écueil si courant qu'on n'y fait plus vraiment attention, et surtout ça n'enlève rien à toute la maîtrise de Fujita, qui continue de lever le voile sur des choses évoquées depuis parfois très longtemps, et qui relie ses pistes et ses personnages avec une totale cohérence dans cette vaste histoire à travers les siècles.