Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 20 Septembre 2024
En cours au Japon depuis 2021 sous le titre "Tenmaku no Jaadugar" (littéralement "Kaadugar sous la Tente" ) sur le site Souffle d'Akita Shoten, et annoncé en tout début d'année par les éditions Glénat, Jaadugar - La légende de Fatima est un manga que l'on attendait beaucoup ici: avec son style visuel personnel et intrigant, son prix de meilleur manga féminin au Kono Manga ga sugoi! 2023, et sa cinquième place ex-aequo au Prix Manga Taishô cette année, l'oeuvre arrive dans notre pays en étant auréolée d'une jolie petite réputation, en plus de promettre de nous plonger dans une période de l'Histoire du monde moins connue par chez nous: celle de l'apogée de l'Empire Mongol, un sujet qui reste rare dans les mangas publiés en France (on peut bien citer Shut Hell aux éditions Panini, dans une moindre mesure Angolmois aux éditions Meian...).
Ce choix de sujet n'est par ailleurs pas du tout anodin de la part de l'autrice (qui se fait appeler Tomato Soup), puisque celle-ci semble effectivement passionnée par la Mongolie depuis un voyage fait là-bas avec ses parents quand elle était enfant, et paraît plus globalement très friande de récits historiques puisque les deux autres oeuvres de sa carrière s'inscrivent aussi dans ce registre: "Dampier no Oishii Bouken", lancé en 2019 et achevé en 6 tomes, suit le navigateur/explorateur/corsaire/savant William Dampier au XVIIe siècle, tandis que "Kanshin Smbat", en cours depuis 2023, prend place dans les royaumes d'Arménie et de Géorgie ainsi que, une nouvelle fois, au sein de l'Empire Mongol au XIIIe siècle.
L'histoire débute en 1213 à Tus, une ville de l'est de l'Iran, où une petite fille orpheline nommée Sitara est sur le point d'être vendue sur un marché aux esclaves. Repérée par un femme du nom de Fatima, elle est vouée à devoir désormais servir la famille dont provient celle-ci, une famille de savants qui, au vu de l'intelligence que semble avoir cette enfant,entend lui offrir nombre de connaissance. Caractérielle et ballottée par la vie dès son plus jeune âge, elle refuse d'abord catégoriquement d'apprendre, et compte même s'enfuir car elle ne veut pas être vendue à qui que ce soit. Mais au contact du jeune Muhammad, le bienveillant fils de la famille, elle finit par comprendre qu'emmagasiner des connaissances lui permettra de s'adapter à toutes les situations. Sous l'oeil attentionné de Fatima et de Muhammad, la jeune fille grandit en même temps que son savoir... du moins, jusqu'à ce que la violence et la soif de conquête des troupes de Gengis Khan et de l'Empire Mongol, l'un des plus vastes et importants du monde à cette époque, ne fassent à nouveau tragiquement basculer sa vie. Dans ce monde ravagé par les guerres, Sitara saura-t-elle s'en sortir, par la force de son savoir et de ses connaissances ?
De façon maligne et appliquée, Tomato Soup prend bien son temps, dans ce premier tome, pour narrer les différentes étapes du parcours de Sitara jusqu'à un moment crucial où elle sera vouée à rencontrer celle qui deviendra l'autre héroïne majeure de l'oeuvre: Töregene, la sixième épouse d'Ögödei, troisième fils de Gengis Khan qui deviendra le deuxième khan suprême des Mongols après la mort de son père. Ce duo d'héroïnes est un choix loin d'être anodin de la part de la mangaka: Töregene est effectivement restée dans l'Histoire pour avoir été Régente de l'Empire Mongol (en donnant alors une idée de la place plus importante que pouvaient quand même avoir les femmes à cette époque chez les Mongols par rapport à d'autres peuples), et certains écrits historiques relatent qu'elle avait toujours à ses côtés, en guise de conseillère, une femme de basse extraction qui avait l'esprit avisé et qui se nommait Fatima. C'est donc dans cette anecdote de l'Histoire que Tomato Soup puise son inspiration pour lancer un récit aux multiples qualités.
Qualités historiques, tout d'abord, non seulement parce que l'autrice s'applique à rester fidèle aux grandes lignes de l'Histoire, mais aussi car le parcours de Sitara, ses connaissances et son sens de l'observation vont permettre d'évoquer avec immersion nombre de choses, depuis les croyances d'alors jusqu'à ce que l'on pensait du monde à l'époque (cf les cartes d'Al-Biruni, un des plus grands savants du monde musulman médiéval), en passant par différents éléments sur le mode de vie des Mongols, pour un résultat passionnant. Mais aussi qualités quand il faut mettre en avant l'importance du savoir sous toutes les coutures (lecture, sciences...) pour forger son esprit, s'émanciper (notamment face à la théologie, plus obscure... Sujet que l'on retrouvait déjà dans le catalogue manga de Glénat via l'excellente série Le Livre des Sorcières) et trouver sa place dans un contexte difficile (en l'occurrence ici, les guerres incessantes). Puis qualités féminines, bien sûr, à travers le début de parcours de deux femmes fortes qui sont vouées à bouleverser les fondements de l'Empire Mongol. Et enfin, qualités visuelles: Tomato Soup développe un rendu arrondi, faussement simple/naïf, ponctué de nombreux contrastes noir/blanc, quelque part entre le style d'Osamu Tezuka et le Persepolis de Marjane Satrapi, pour accentuer l'expressivité et les émotions de ses personnages, mais aussi pour contraster avec la violence des scènes de guerre et de mises à mort, afin de faire ressortir le sentiment d'absurdité pouvant être ressenti face à toute cette violence. A cela, la dessinatrice ajoute plusieurs planches à la composition ravissante, et des décors et tenues vestimentaires ayant juste ce qu'il faut de rigueur et de motifs pour amener une immersion supplémentaire sans jurer avec les designs "simples".
Attendu de pied ferme ici, Jaadugar ne déçoit donc aucunement: trouvant un excellent équilibre entre aspect historique, mise en avant de l'importance du savoir, et début de parcours de deux femmes qui vont marquer leur époque, Tomato Soup livre l'une des nouvelles séries manga les plus prometteuses de cette période de rentrée.
Côté édition, le grand format s'adapte bien à un manga de ce style, la sobre jaquette reste très fidèle à l'originale nippone jusque dans la typo du logo-titre, le papier souple et pas trop transparent permet une qualité d'impression tout à fait convaincante, le lettrage d'Aq est assez propre, et la traduction de Mathilde Vaillant est claire. Peut-être regrettera-t-on juste certains choix de police stylisés qui rendent quelques cases plus difficiles à lire (en tout cas pour moi, qui ai bloqué sur quelques cases pendant plusieurs secondes avant de réussir à déchiffrer les mots). Mais si Jaadugar restera dans l'Histoire de Glénat Manga, c'est surtout parce qu'il s'agit de la première oeuvre à bénéficier d'un changement majeur chez l'éditeur, à savoir la disparition sur la jaquette des classifications arriérées shônen/shôjo/seinen, un choix bienvenu puisque ces étiquettes réductrices étaient largement dépassées depuis très longtemps. A l'instar d'autres éditeurs avant lui (Akata en tête), Glénat opte désormais pour des mots-clés en quatrième de couverture, afin de donner une idée des sujets abordés, ce qui est déjà bien plus pertinent.