Grande Traversée (la) - Actualité manga
Grande Traversée (la) - Manga

Grande Traversée (la) : Critiques

Fune o Amu

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 02 Septembre 2022

Après nous avoir enchantés avec le magnifique Le rakugo à la vie, à la mort, la mangaka Haruko Kumota a fait son retour chez Le Lézard Noir il y a quelques jours avec La Grande Traversée, une série en deux volumes qu'elle a dessinée au Japon en 2016-2017 pour le magazine Itan de Kôdansha (dans lequel elle avait déjà publié Le rakugo), et où elle adapte le roman éponyme de 2011 de Shion Miura, ce dernier étant disponible en France aux éditions Actes Sud. Cette oeuvre a également connu en 2013 un film live, puis en automne 2016 une adaptation animée pour laquelle Kumota est créditée au character design original et qui a été diffusée en France sur Amazon Prime Vidéo sous le nom The Great Passage.


Pour l'édition française, l'éditeur poitevin a fait le choix de compiler les deux tomes initiaux en un seul pavé d'un peu plus de 300 pages, où l'on retrouve ses habitudes éditoriales : grand format sans jaquette ni rabats, papier qualitatif permettant une bonne impression, lettrage sobre et propre, excellente traduction de Cyril Coppini (déjà à l'oeuvre sur Le rakugo) avec une révision consciencieuse de Sébastien Raizer pour une absence totale de couacs, et présence de deux postfaces intéressantes de la part de la romancière d'origine puis de la mangaka.


Cette oeuvre nous immisce au sein des éditions Genbu Shôbo, et plus précisément dans le service des dictionnaires, où la petite équipe est mise sens dessus dessous par son nouveau projet: élaborer un nouveau volume qui s'appellera "La Grande Traversée". C'est dans ce contexte qu'Araki, un employé du service voulant se trouver un successeur, repère Mitsuya Majie, initialement employé dans le département commercial, mais dont la passion pour les livre ne fait absolument aucun doute au vu de son train de vie. Majime est effectivement toujours dans son monde, celui des livres, au point d'en avoir partout dans son appartement et de n'avoir jamais pensé à quoi que ce soit d'autre (les relations amoureuses en tête). Et si l'homme de 27 ans pourrait apparaître un peu à l'ouest et monotone (d'autant plus que sa façon de s'exprimer, directement héritée de sa passion pour les mots, peut souvent apparaître ampoulée si on ne le connaît pas), il ne fait aucun doute qu'il est l'homme de la situation pour mener à bien le projet de "La Grande Traversée" malgré les nombreuses épreuves à venir. C'est alors le début d'une grande aventure avec les mots, mais aussi d'une grande aventure humaine, qui s'étalera sur de nombreuses années...


L'oeuvre imaginée par Shion Miura et mise en image avec élégance et sobriété par Haruko Kumota s'encre donc dans une thématique très rare voire peut-être inédite en manga: la confection d'un dictionnaire. Dit comme ça, cela pourrait s'annoncer rébarbatif, mais c'est mal connaître le talent des deux autrices qui prennent soin d'emballer cette intrigue sur plusieurs années avec différents focus sur des personnages amenés à beaucoup évoluer au fil du temps, en tête Majime qui saura sortir un peu de son monde et affirmer sa place dans le projet avec naturel, mais pas uniquement lui: il sera question des doutes des uns, des relations des autres, d'épreuves naturelles de la vie comme les séparations et la mort... C'est alors une fresque humaine attachante qui se dessiner, en plus d'une fresque autour des mots.


Car malgré tout, l'élaboration du dictionnaire et le travail sur les mots restent le leitmotiv principal du récit, et de ce côté-là Miura et Kumota savent nous en faire ressentir toute la teneur, toutes les difficultés, et toute l'essentialité. Fabriquer un dictionnaire est effectivement un travail chronophage et demandant un budget colossal, choses dont on n'a pas forcément conscience. Nombre d'étapes cruciales et souvent laborieuses sont nécessaires: élaborer une charte devant définir les caractéristiques du futur dictionnaire, négocier avec les prestataires extérieurs pour avoir les aides et soutiens nécessaires, définir précautionneusement chaque mot avec d'autres mots, relever les erreurs, devoir supprimer des mots inusités même si ça pourrait signifier les éradiquer purement et simplement, gérer l'actualité des personnalités et autres noms propres qui peuvent changer régulièrement pendant l'élaboration même des articles, réfléchir à la mise en page, jauger la longueur de chaque définition, ne jamais y mettre un avis personnel, toujours rester objectif et présenter uniquement les faits, tout classer, tout ordonner... sans oublier des facteurs externes comme les restrictions budgétaires et exigences de la direction, les mutations ou les démantèlements de services.


L'oeuvre aborde tout ça avec une précision et une clarté infinies, en ne paraissant jamais barbants. Et même si ce genre de travail peut apparaître souvent monotone voire donner l'impression qu'on n'en verra jamais le bout, on sent qu'il y a une sorte d'amour vache mais fort entre les mots et les personnages qui travaillent dessus, avec à la clé des idées essentielles, sur le fait que les mots peuvent être une "arme" précieuse, et surtout sur le fait qu'ils sont dynamiques et vivent en permanence. Ils ne sont jamais figés dans le temps, naissent spontanément tout comme ils peuvent re-disparaître en un rien de temps, ça a toujours été ainsi et ça doit le rester.


Adaptée et mise en images avec beaucoup de soin par Kumota, La Grande Traversée est une superbe lecture, en étant autant une belle fresque humaine qu'un récit didactique sur la conception d'un dictionnaire et qu'un cri d'amour envers les mots et tout ce qu'ils peuvent véhiculer.



Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17 20
Note de la rédaction