Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 25 Mai 2023
Aimeriez-vous faire un voyage tranquille, vertigineux et sans but dans un monde post-apocalyptique avec un adorable chien ? Si oui, vous êtes à la bonne porte avec le manga La fin du monde avec mon Shiba Inu, une série résolument pas comme les autres, qui porte très bien son nom, et qui a été lancée en France par les éditions Meian le mois dernier. Première série longue de la mangaka Yû Ishihara, celle-ci a d'abord fortement attiré l'attention sur le réseau social twitter où l'autrice la postait initialement, avant que l'excellent buzz ne pousse les éditions Kadokawa à s'y intéresser et à lui offrir une publication en volumes brochés à partir de 2018. Depuis, l'oeuvre suit tranquillement son cours, à un rythme plutôt lent puisque seuls 4 volumes sont parus en cinq ans.
Comme le laisse très bien deviner son nom, ce manga nous propose tout simplement de suivre le quotidien et les errances d'un duo pas comme les autres, dans un contexte post-apocalyptique où l'espèce humaine a disparu de notre planète... ou presque, puisque notre héroïne est une jeune fille en uniforme de lycéenne qui semble être la dernière représentante de l'humanité, et qui se contente alors de vagabonder et de parcourir le pays en compagnie de son plus fidèle compagnon: Haru, son shiba inu, toutou à la bouille résolument adorable (normal, c'est un shiba).
Si l'idée du voyage tranquille en univers post-apo n'est pas nouvelle (coucou Girls' Last Tour, entre autres), Yu Ishihara a une manière unique de l'aborder, et cela pour plusieurs raisons, la première étant bien expliquée par l'autrice elle-même en une phrase dans sa longue et intéressante postface: elle a voulu créer un monde totalement libre, où personne ne peut réfuter quoi que ce soit en prétextant que c'est impossible, ce qui lui donne carte blanche pour mettre en image tout ce dont elle envie, aboutissant ainsi à un nombre foisonnant d'idées. Ainsi, maintenant que la civilisation humaine n'est plus là pour tout phagocyter, les étoiles sont redevenues pleinement visibles la nuit (sans la pollution lumineuse, entre autres) certes, mais tout un tas de choses insolites ont également fait leur apparition, à commencer par le fait que tous les animaux parlent, et que nombre de créatures qui restaient autrefois terrées sont désormais là, au grand jour. Le duo principal pourra donc croiser, entre autres, une sorte de déesse, un hibou se présentant comme étant le diable, des tanukis farceurs, une petite fille devenue immortelle après avoir mangé de la chair de sirène, des yôkai, des fantômes de chats errants, un kappa voleur de souvenirs, une shiba blanche résolument amoureuse de Haru, ou même des extraterrestres venus s'installer paisiblement sur Terre pour bien souvent y exercer des activités comme celles qu'avaient autrefois les humains (l'agriculture en tête).
Dans ce monde où tout est possible et qui nous régale alors par son imagination foisonnante, le fait que les animaux parlent est loin, très loin d'être anecdotique, et fait véritablement le sel de l'oeuvre, surtout quand Ishihara joue sur les conversation entre la lycéenne et Haru ainsi que sur leur lien. Ces deux-là se taquinent ou se chamaillent parfois, mais sont de véritables partenaires l'un(e) pour l'autre, d'autant plus que Haru a tout du chien fidèle et aimant pour qui sa maîtresse est tout. La mangaka joue également très bien sur les comportements canins et sur ceux des humains de notre époque (à l'image du manque que ressent la lycéenne à un moment au sujet des vidéos d'internet), et enchaîne surtout des discussions délicieuses où le binôme principal est capable de parler de tout et n'importe quoi, de ce qui leur traverse l'esprit sur le moment, de grandes vérités établies (comme la légendaire maladresse des huskys, grands maîtres du n'importe quoi devant l'Eternel), et même de réflexions plus profondes puisque, à ses heures perdues, notre cher Haru est un chien particulièrement philosophe, par exemple capable de poser son avis sur l'expérience du chat de Schrödinger, la possibilité d'atteindre le bonheur dans un monde ravagé, l'impermanence des choses, le sentiment amoureux, les vertus de l'ennui et du fait de mettre son cerveau sur off... La lecture, d'une page à l'autre, peut alors passer avec réussite du simple humour loufoque communicatif à des situations gentiment décalées, en passant par des instants plus posés/contemplatifs, de simples délires imaginatifs et des passages propices à la réflexion. Sans oublier un dernier chapitre spécial, émouvant à souhait sur le lien entre maître et chien, et sortant intelligemment du format yonkoma pour l'occasion.
Yonkoma ? Eh bien oui, puisque c'est le format choisi par Ishihara pour conter son histoire. format peu répandu dans le paysage manga en France et consistant en des strips en quatre cases qui se lisent à la verticale. Format typiquement japonais, le yonkoma est pleinement inscrit dans le quotidien des lecteurs nippons, puisqu'on n'en trouve pas uniquement dans les mangas, mais aussi dans les magazines, les journaux du quotidien... C'est d'ailleurs dans la presse quotidienne qu'il trouve son origine. Leur vocation étant essentiellement comique ou parodique, la majorité des yonkoma s'inscrivent dans le registre de l'humour. Côté manga, ils peuvent également servir aux auteurs dans les tomes reliés, sous forme de bonus de pour combler des pages blanches qui étaient occupées par la publicité lors de la prépublication en magazine. Vous en avez donc forcément déjà croisés !
Généralement, un yonkoma classique voit ses cases suivre une structure précise: la 1e case doit présenter la base de l'histoire et son cadre, la 2e est la suite logique de la 1e qui doit développer l'histoire, la 3e case, doit présenter l'événement majeur de l'histoire qui a été préparé auparavant par le développement de la 2e case, et la 4e et dernière case doit offrir la conclusion sur les bases du bouleversement de la 3e case. Le schéma est donc simple, et dans le cadre d'une oeuvre comme La fin du monde avec mon Shiba Inu elle est parfaitement adaptée et est surtout intelligemment exploitée par l'autrice: ne se laissant pas égarer par des éléments de narration et de mise en scène superflus, elle peut aller directement à l'essentiel de ses idées avec clarté, et ainsi véritablement enchaîner ces idées sur un rythme constant et clair.
On a alors un cocktail particulièrement réjouissant, dans la mesure où la mangaka exploite à fond le format yonkoma pour enchaîner les idées, en ne se limitant aucunement à une seule ambiance. Mais ce n'est pas parce que le format en strips est simple que le visuel l'est aussi, et sur ce dernier point Ishihara régale également, tant son style visuel se veut travaillé, en particulier pour le rendu très réaliste de Haru et de plusieurs autres animaux qui, en plus de contribuer au côté décalé, n'empêche aucunement le toutou de montrer un paquet de bonnes bouilles. Les décors (naturels, post-apo...), présents juste quand il faut, se veulent aussi réalistes, et le tout est efficacement enrichi et approfondi par une colorisation intégrale, aux teintes souvent claires, nuancées et agréables.
Comme le laisse bien présager l'adorable frimousse de Haru en gros plan sur la jaquette, La fin du monde avec mon Shiba Inu a tout d'une lecture irrésistible, sitôt qu'on lui laisse sa chance (puisque, entre autres, le format en yonkoma pourrait en rebuter certains). Yu Ishihara exploite à fond les possibilités qu'elle s'est ouvertes, et nous régale par son mélange de tonalités (on peut rire, on peut réfléchir, on peut s'émouvoir, ou simplement se détendre plus d'une fois au fil des pages) auprès de cet excellent duo.
Qui plus est, on peut dire que, pour un prix de 9,95, l'édition française est aux petits oignons, le grand format est appréciable, la colorisation intégrale est fort bien rendue par une impression de qualité sur un papier suffisamment épais et opaque, le lettrage de Florian Monnier est toujours soigné, et la traduction d'Angélique Mariet est vraiment impeccable en s'adaptant très bien à toutes les ambiances/situations.