Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 30 Mai 2024
En ces tout derniers jours du mois de mai, les éditions IMHO nous proposent de découvrir un nouveau titre du maître de l'horreur Hideshi Hino, auteur figurant parmi les artistes récurrents et emblématiques de leur catalogue. Qui plus est, "La Fillette de l'Enfer" (manga d'environ 190 pages aussi nommé "Kyofu Jigoku Shojo" ou "Gaki Jigoku" en japonais et "Hell Baby" en anglais), en plus de son édition standard, est l'occasion pour IMHO de nous offrir une intéressante initiative: une prestigieuse édition collector limitée fac-similé, reproduisant l'intégralité des planches originales en japonais de l'oeuvre, non retouchées et en taille réelle, permettant d'apprécier tout le travail minutieux de l'artiste. S'il existe des éditions fac-similé de bandes dessinées franco-belges ou de comics américains, c'est a priori la première fois qu'une édition intégrale des planches originales d'un manga est accessible. Un collector unique en son genre, donc, et inédit même au Japon, qui est toutefois à réserver aux plus grands fans et aux bourses solides puisque son prix s'élève à 120€. En ce qui concerne l'origine de cette nouvelle oeuvre, celle-ci fut initialement publiée par les éditions Tairiku Shôbo en tant que shônen en 1982, et provient donc plutôt de la première partie de carrière du mangaka (qui, pour rappel, a débuté dans le manga en 1967).
L'histoire démarre sur ce qui aurait dû être un heureux événement, avec la naissance de deux bébés, des jumelles, dans un hôpital. Tandis que la mère, épuisée par l'accouchement, se repose en n'ayant pas encore vu sa progéniture, le bonheur du père cède rapidement la place à l'effroi quand le médecin, lui-même apeuré, lui présente deux bébés bien différents: si la première jumelle est tout à fait normale et apparaît adorable, l'autre est si hideuse qu'on peinerait à la croire humaine, à tel point que le docteur lui-même déclare que l'on dirait la fille d'un démon ! Terrifié par cette enfant qui semble maudite, le père prend une décision radicale avec la complicité du médecin: cacher l'existence de cette abomination y compris à son épouse et à son autre fille, et l'abandonner à son sort en la jetant à la décharge dans un petit sachet plastique, comme un vulgaire déchet. Bientôt, les petits cris s'échappant du sac laissent place à un long silence: la toute jeune vie s'est éteinte et commence à pourrir... avant qu'un événement impensable n'arrive: un éclair la frappe et lui permet de revenir à la vie, bien que son corps reste en piteux état. Pour cette âme esseulée, abandonnée à la naissance comme un monstre, débute alors un véritable parcours de quelques années, simplement pour survivre... au risque de précisément devenir le monstre que son entourage a vu en elle dès sa naissance.
Si Hino nous refait le coup du mort revenant à la vie (déjà vu, entre autres, dans "Le Cadavre Vivant", sorti en France en mars dernier, mais publié au Japon en 1986 donc quatre ans après "La Fillette de l'Enfer" ), il empreinte toutefois une voie encore différente ici, au vu du parcours pour la survie que son personnage central connaît et, surtout, subit. Bien sûr, la situation de départ est déjà, en soi, horrible, avec l'abandon d'un bébé dans une décharge puis son retour à la vie sous une forme qui reste putride, mais la suite n'est pas en reste en nous faisant suivre ce bébé pas comme les autres essayer de survivre par tous les moyens, que ce soit en suçant les fluides putrides de carcasses, en grattant le sol pour trouver des vers de terre, en buvant de la boue... jusqu'à finalement, après quelques années passée dans la décharge, émettre le désir d'aller jusqu'à la ville, au risque de commettre des choses toujours plus terribles à commencer par du cannibalisme.
L'horreur made in Hideshi Hino est bien là, tant l'auteur ménage ses effets peu ragoûtants sur le plan graphique. En premier lieu, il y a évidemment le design très réussi de la fillette avec sa silhouette très difforme, ses quelques crocs à la place des dents, ainsi que ses deux grands yeux ronds, globuleux, aux toutes petites pupilles et de tailles différentes... sans oublier sa chair trouée et ses asticots quand elle est en putréfaction. Puis il y a tout ce qu'elle est obligée de faire pour survivre, donnant lieu à un paquet de moments cracras, poisseux et morbide, où l'on notera aussi plusieurs élans de gore où le mangaka va assez loin, à l'image d'une décapitation d'enfant et évidemment des scènes de cannibalisme. Et dans un registre plus axé sur l'atmosphère angoissante, on pourrait aussi noter les jeux sur les contrastes noirs/blancs et sur l'obscurité, ainsi que différents effets réussis (par exemple, les expressions d'effroi du père au début, avec un effet de zoom au fil des cases et d'envahissantes onomatopée de long cri).
Mais une nouvelle fois, comme souvent chez l'auteur, derrière les différents créneaux d'horreur c'est surtout la part de tragédie humaine qui interpelle, dans la mesure où il est difficile de ne pas prendre en pitié la fillette, et de ne pas culpabiliser les humains qui l'ont immédiatement condamnée à son triste sort principalement à cause de son apparence terrifiante. A certaines reprises, on la sent instinctivement humaine et à la recherche d'affection, à l'image du moment où, à la décharge, elle se blottit contre les restes d'un mannequin. Malgré la façon dont elle tombe dans le cannibalisme, comment lui en vouloir, vu qu'elle n'a eu aucun repère affectif et qu'elle a été traitée comme une abomination dès sa naissance ? En somme, si elle se comporte souvent comme un monstre, à qui la faute ?
A l'arrivée, sous une narration externe lui offrant des allures de conte horrifique, macabre et tragique, cette histoire se révèle être un joli morceau dans la carrière de Hideshi Hino. Tout en ne lésinant pas sur différents types d'horreur (l'ambiance angoissante travaillée, le crade/gore purement visuel, et l'horreur découlant de l'être humain), l'auteur distille, comme souvent dans ses oeuvres, une tragédie humaine assez forte et devant laquelle il est difficile de reste insensible.
De plus, du côté de l'édition simple de l'oeuvre, on reste dans les habituels standards de qualité d'IMHO avec un grand format sans rabats ni jaquettes, une charte graphique toujours immédiatement identifiable pour les oeuvres de Hino, un papier et une impression de bonne qualité malgré une légère transparence par moments, un lettrage propre, et une traduction claire de la part de Léopold Dahan.