Entre soies Vol.1 - Actualité manga

Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 28 Juin 2022

Voici quelques années que la collection Yuri de Taifu Comics s'attelle à s'intéresser aux amours homosexuels féminins au sens large, et donc quitte à sortir régulièrement du strict cadre du genre yuri. Ainsi avons-nous par exemple eu droit, entre autres, au mature, réaliste et social Octave puis au très poétique et envoûtant Plongée dans la nuit, deux histoires initialement publiées au Japon dans des magazines/sites estampillés seinen/josei. Et en ce mois de juin, c'est à nouveau dans un magazine catégorisé seinen, à savoir le prestigieux et très artistique Comic Beam d'Enterbrain/Kadokawa (le magazine de la plupart des mangas d'Atsushi Kaneko et des adaptations de Lovecraft par Gou Tanabe, entre autres), que l'éditeur est allé dénicher la nouvelle oeuvre de sa collection.


Derrière Entre Soies (un nom qui se révèlera d'ailleurs très bien trouvé au vu du sujet de la série), on trouve Mayu, Matou, une oeuvre lancée en début d'année 2018 par Yuriko Hara, une mangaka qui officie professionnellement depuis 2015 et qui, en dehors de cette série qui est sa plus longue à ce jour, a surtout signée des histoires courtes en surfant librement sur les genres du seinen, du yuri et du yaoi.


Ce récit nous immisce au sein de l'établissement scolaire pour fille Hoshimiya, un endroit qui semblerait presque hors du temps: situé à deux heures de train de la ville la plus proche, entouré d'un épais bois dont l'entrée semble comme gardée par deux grands chênes, le lieu apparaîtrait presque comme un paradis perdu où les pensionnaires, des jeunes femmes vouées à avoir une belle éducation, sont visiblement dans un carde idéale pour suivre une vie scolaire calme. A ceci près que, dans cette école, il existe une règle étonnante, héritée de pratiques lointaines si l'on en croit la légende: la tradition veut que les magnifiques uniformes ébènes que les filles doivent obligatoirement porter soient tissés avec une "soie" tout à fait particulière, à savoir les cheveux de leurs aînées, de leur prédécesseuses, qu'elles doivent couper avant de quitter les lieux...


Reposant uniquement sur ce concept de base, le récit de Yuriko Hata semble alors directement s'inspirer d'un courant littéraire bien précis, l'esu, chose que l'éditeur a intelligemment soulignée lors de sa présentation de la série il y a quelques semaines. Egalement pratique sociale très en vogue lors de sa naissance au début du XXe siècle, ce mouvement repose sur l'idée d'une relation intime et forte entre deux écolières d'âges différents (une aînée et une cadette) dans un cadre scolaire où la masculinité n'a pas sa place, ladite relation pouvant prendre différentes formes: amitié puissante, admiration profonde d'une cadette pour son aînée tandis que l'aminée ressent le besoin de protéger sa cadette, ou encore lesbianisme bien sûr. En mettant au centre de ses récits les femmes, le courant littéraire esu a pu avoir un impact fort sur la littérature féminine japonaise pendant les premières décennies de son existence (avec des écrivaines emblématiques comme Nobuko Yoshiya à qui l'on doit l'oeuvre fondatrice Hana Monogatari), avant d'être quelque peu éclipsé par une interdiction dans les années 1930 puis par la généralisation des écoles mixtes. A partir des années 1950, des piliers du manga shôjo (comme Sakura Namiki de Makoto Takahashi) commencent à en revendiquer l'héritage en reprenant le schéma typique du esu, avant que cela n'évolue encore de manière plus libre en permettant l'émergence du yuri, l'esu étant alors souvent vu comme l'ancêtre du yuri. Et pour citer une oeuvre un peu plus récente, le light novel fleuve Maria-sama ga miteru (1998-2012 pour un total de 39 volumes) est sans doute l'un des exemples les plus marquants de la "renaissance" du esu, en ayant également été adapté en un manga et en plus saisons animées.


Du courant esu, Yuriko Hara reprend donc l'écriture très littéraire, le cadre scolaire exclusivement féminin, le côté très reculé et hors du temps de ce cadre, l'importance des uniformes scolaires et du côté a priori bien élevé des filles donnant un sentiment de grande pureté, et surtout une variété de relations ambiguës risquant à tout moment de donner un bon coup de pied dans ce microcosme justement trop pur, puisqu'il va de soi que l'un des principes de l'esu est de pousser les héroïnes, à leur manière, à exprimer leur voix face aux attentes qui pèsent sur elles. Le principe même des uniformes tissés avec les cheveux des précédentes lycéennes, bien au-delà de la magnificence soyeuse que cela donne aux vêtements, est alors vécu très différemment par les écolières, obligées de laisser pousser leurs cheveux pendant toute leur scolarité, la chose devenant inévitablement un véritable poids pour certaines d'entre elles qui aimeraient être plus libres, et qui chercheront alors peut-être cette part de liberté dans leurs relations avec certaines autres camarades. on découvre ainsi, dans ce premier tome, quelques visages d'ores et déjà intrigants et attachants, par exemple avec la timide Yokozawa qui ne semble avoir aucune confiance en ses cheveux (et donc en elle) et qui commence à se prendre d'admiration pour la dénommée Saeki, ou encore, justement, avec Saeki qui, derrière sa grande taille et ses allures de "prince charmant" faisant chavirer nombre de filles, enferme en elle tout le poids que représente pour elle cet uniforme, elle qui était initialement trop grande pour en avoir un bien ajusté et qui semble souffrir du regard que l'on porte sur elle quand elle a l'uniforme (elle passe pour un prince charmant, mais est-ce vraiment ce dont elle a envie ?). Mais il se dégage surtout de ce tome une autre silhouette, dont on ne distingue jamais précisément le visage, mais qui est vouée à bousculer petit à petit ce microcosme: Hoshimiya, petite-fille de la personne dirigeant l'académie, qui apparaît souvent insaisissable, qui ne s'attache jamais les cheveux comme une marque de liberté, et qui semble constamment vouloir fuir.


Simple mise en place ayant un côté très choral en jonglant entre quelques héroïnes, ce premier volume doit beaucoup à la patte visuelle de Hara, souvent ravissante. En plus d'un trait fin et longiligne dans le design de ses héroïnes, l'autrice livre de vraies merveilles quand il s'agit de briser le classicisme de certains découpages (pour peut-être mieux coller au désir de liberté enfoui chez certains filles), de faire ressortir la potentielle "fraîcheur" de ses héroïnes (ne serait-ce qu'un bref pas de danse montrant la finesse du geste des jambes), ou de travailler soigneusement l'encrage et le tramage afin de faire ressortir, entre autres, les uniformes d'un noir profond. Enfin, une attention toute particulière est évidemment accordée aux chevelures, que celles-ci soient attachées ou libre de tout mouvement, lisses ou un peu ondulées, noire ou plus claires, calmes ou plus virevoltantes, et dans tous les cas assez hypnotiques lors de certaines pleines pages et doubles-pages.


On attendra donc de voir ce que nous réserve la suite après ce volume de mise en place, mais il est déjà certains qu'Entre Soies a de quoi capter en profondeur notre intérêt. Et concernant l'édition française, on a droit à une bonne copie avec une jaquette proche de l'originale japonaise, la présence de quatre premières pages en couleurs sur papier glacé, une qualité de papier et d'impression tout à fait honorable, un lettrage propre, et une traduction claire de la part de Camille Velien.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
15.5 20
Note de la rédaction