Enfer et contre toutes Vol.1 : Critiques

Jigoku no Girlfriend

Critique du volume manga

Publiée le Lundi, 24 Février 2025

Chronique 2 :


En cinq années, plus précisément depuis le lancement d'En proie au silence en janvier 2020, Akane Torikai s'est imposée comme l'une des mangakas les plus emblématiques du catalogue des éditions Akata, dans une totale cohérence puisque ses très nombreuses réflexions sur la condition des femmes dans nos sociétés actuelles est en parfaite adéquation avec ce que l'éditeur s'évertue à défendre depuis ses débuts. Comme une sorte d'évidence, Akata fit même de l'autrice son invitée d'honneur lors de l'édition 2023 du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Et depuis, l'éditeur n'a bien sûr pas cessé son exploration de la passionnante bibliographie de cette mangaka.

2024 fut ainsi, elle aussi, une année intéressante concernant les publications française de Torikai puisque, peu de temps après avoir proposé les troublants et puissants derniers tomes de Saturn Return, sans doute la série la plus personnelle de l'autrice, Akata lança au mois d'août dernier Enfer et contre toutes, une série achevée en trois volumes, dont le troisième et dernier tome paraîtra justement dans notre langue à la fin de ce mois de février.

De son nom original "Jigoku no Girlfriend" (littéralement "Les Petites Amies de l'Enfer" ), cette oeuvre a connu suffisamment de succès au Japon pour être déclinée en drama, et a été conçue par la mangaka entre 2014 et début 2017 (donc parallèlement à En proie au silence, dessiné entre 2013 et l'automne 2017), pour le compte du très bon magazine Feel Young des éditions Shôdensha, magazine très réputé pour avoir déjà accueilli un grand nombre d'autrices essentielles dans leur mise en avant de personnages féminins adultes et dans leur abord de la condition féminine en société (Tomoko Yamashita, Ebine Yamaji, Moyoco Anno... ne sont que quelques-unes des grands autrices passées par ce magazine). Par ailleurs, si l'on excepte le recueil d'histoires courtes You've Gotta Love Song, Enfer et contre toutes est en France, à ce jour, l'unique série de Torikai résolument à destination d'un public féminin, puisque ses autres séries phares ont vu le jour dans des magazines généralement estampillés seinen ou alors plutôt hybrides, et nous verrons plus tard que cela a sûrement son importance.

Enfer et contre toutes narre l'histoire commune de trois femmes adultes qui, pourtant, n'ont initialement pas grand chose en commun à première vue.

Mère célibataire et divorcée de 31 ans, Kana Shimada jongle autant qu'elle le peut entre son travaille d'illustratrice depuis son appartement, et l'éducation de son petit garçon Kaede, âgé de 4 ans. Depuis qu'une copine, à l'époque du collège, a accidentellement lancé sur elle une rumeur qui a pris des proportions folles et injustes, elle a appris a se passer d'amies filles, mais n'a pas forcément atteint pour autant l'idéal qu'elle s'imaginait dans sa vie adulte: elle qui pensait que son enfant et son mari combleraient sa solitude, ce dernier a fini par dresser une sorte de mur en la reléguant au rôle de la mère au foyer devant prendre en charge la maison et le fiston pendant que lui ramène l'argent. Alors, Kana a préféré demander le divorce sans contrepartie, élève seule son enfant depuis, et devrait normalement bientôt quitter son logement actuel, mais est désormais confrontée à un nouveau problème: quitter l'immeuble dans lequel elle vit en ce moment, cela l'obligerait à bousculer le quotidien de son enfant en le changeant d'école, et elle veut absolument éviter ça à ce bout de chou qui a déjà du mal, comme elle, à se faire des amis.

Yûri Sudô, de son côté, est une employée de bureau de 28 ans on ne peut plus appliquée à la tâche. Ayant toujours fui les relations de couples (elle n'a connu qu'un homme dans sa vie, et il s'agissait d'un mec plus vieux qu'elle, déjà marié et qui a soudainement arrêté de la fréquenter un jour), elle ne demande rien de plus que de vivre sa vie sans faire de vague, sans causer de problèmes à quiconque, et sans qu'on vienne lui en causer. Sans en faire grand cas, elle supporte jour après jour ses collègues qui lui passent un peu au-dessus, entre celui qui lui fait remarquer avec "humour" des rides sur son front, celui qui dit l'admirer et la trouver parfaite tout en se montrant aussi mielleux avec d'autres employées, ou ceux qui la poussent à travailler toujours plus sous prétexte qu'elle est seule et donc qu'elle a sûrement plus de temps libre. Mais le petit monde solitaire et sans relations de Yûri est voué à se fissurer le jour où elle est contrainte de déménager car l'immeuble où elle vit va être démoli.

Quant à Nao Deguchi, elle a beau avoir 36 ans, elle a choisi de mener encore et toujours une vie pleine d'insouciance et libre, faite uniquement de tout ce qu'elle préfère: les belles fringues, la bonne bouffe, et les beaux garçons auprès desquels elle se plaît à enchaîner les relations. Pour tout ça, il faut que son travail de styliste l'aide bien, puisqu'elle possède dans ce domaine une solide petite réputation, et qu'elle a alors tout le loisir de passer du bon temps... et d'occulter le désordre total de son appartement, elle qui déteste le ménage et la lessive qui n'entend aucunement le faire. Pourtant, quelque chose a récemment chamboulé quelque peu Nao: alors qu'habituellement c'est elle qui lâchait ses conquêtes, cette fois-ci c'est elle qui a été larguée par son dernier petit ami en date, Taisei, après qu'elle l'a surpris dans les bras d'une autre femme. Seule dans son studio désordonné où elle avait refusé de vivre avec lui à cause de la saleté, prenant conscience qu'elle aimait vraiment Taisei, elle prend alors une résolution: remettre de l'ordre dans sa vie et dans son appartement... mais plutôt que de faire les tâches ménagères elle-même, pourquoi ne pas plutôt essayer de trouver deux nanas qu'elle n'aurait pas besoin de calculer et qui viendraient faire une colocation chez elle, et qui feraient les tâches quotidiennes sans avoir à payer un loyer trop élevé ? C'est sur cette base un peu insolite que Nao affiche une petite annonce de colocation, à laquelle Kana et Yûri vont vite répondre.

Comme vous pouvez le comprendre suite à ce long décryptage des trois figures centrales du récit, Akane Torikai prend ici le parti d'offrir une colocation entre trois femmes adultes qui ont des parcours de vie totalement différents, mais dont ces parcours s'écartent tous du petit parcours de vie bien rangé tel que la société aime l'imposer généralement, comme s'il s'agissait d'un idéal absolu. Kana est donc mère célibataire, quand Yûri fuit les relations de couple et quand Nao se montre insouciante dans sa vie, pour un message assez évident et essentiel: il n'y a pas qu'une seule manière de mener sa vie, quoi qu'en disent les idéaux/fantasmes de bonheur de la société, et cela y compris quand on est une femme qui n'est plus toute jeune. Pourtant, au quotidien, même discrètement et sans forcément de méchanceté, les trois héroïnes sont bien trop souvent reléguées à une simple étiquette qu'on leur colle, comme si plus rien d'autre ne comptait et ne les définissait: celle de mère pour la première, celle du rigoureuse employée-modèle pour la deuxième, et celle de frivole croqueuse d'hommes sur le déclin (parce que forcément, si l'on suit certains avis, une femme de 36 ans serait quasiment "périmée" ) pour la troisième.

Chacun de ces portraits permet tout naturellement à Akane Torikai d'évoquer nombre de thématiques autour de la façon dont les femmes, et plus encore les femmes adultes sortant un tant soit peu de la norme, peuvent être vues par la société. Mais si ces sujets sont assez courants dans la carrière de Torikai, ici la mangaka prend le parti de les aborder sous un angle assez différent de d'habitude, ce qui se ressent via deux aspects.
Tout d'abord, le côté assez positif voire lumineux du tome: loin de ses drames habituels, l'autrice aborde des sujets sérieux par le prisme de trois héroïnes qui, au fil de leurs discussions tantôt fluettes tantôt profondes quand elles se retrouvent ensemble au studio, vont apprendre à se découvrir, à mettre de côté leurs différences, et à se livrer petit à petit sur ce qu'elles vivent, pour un résultat qui a déjà quelque chose d'assez libérateur pour elles (pour s'en convaincre vraiment, il suffira de voir la réaction de Nao dans le dernier chapitre face à l'odieux bonhomme de sa soiré dating, puis sa manière de partager ensuite cette expérience avec ses deux colocataires). Mieux encore, Torikai sait régulièrement distiller de véritables petites notes d'humour, ne serait-ce qu'à travers Shikatani, un ami de Nao qui s'incruste souvent, dont la principale lubie (il n'est intéressé que par les femmes vierges) est aussi déstabilisante que légèrement traitée, et dont la façon dont il est souvent un peu malmené par les trois héroïnes sonne pour l'instant comme une sorte de running gag. Par contre, il faudra quand même voir comment ce personnage sera traité par la suite, car dans l'immédiat il reste un certain malaise autour de lui.
Ensuite, il a y atout simplement, comme dit précédemment, le fait que cette série a été prépubliée dans un magazine qui se destine surtout aux femmes adultes. Akane Torikai souhaite clairement ici parler essentiellement à ses lectrices, pour sûrement les faire réagir et soutenir celles qui, dans une société très uniformisée, sortiraient de la norme imposée par la société et ses sentiraient esseulées.

Servi dans une édition très satisfaisante (jaquette soigneusement adaptée de l'originale japonaise par Tom "spAde" Bertrand, première page en couleurs sur papier glacé, papier épais et assez opaque permettant une bonne qualité d'impression, traduction impeccable de Gaëlle Ruel, et lettrage soigné de Judicaëlle Ménard), ce premier volume est très séduisant. Tout en restant fidèle à son abord sans concessions du statut des femmes dans nos sociétés contemporaines, Akane Torikai mène intelligemment les choses dans une atmosphère plus positive qu'à l'accoutumée, tout en offrant encore et toujours une écriture très bien pensée.



Chronique 1 :


Akane Torikai est une autrice aujourd'hui très présente aux éditions Akata. C'est avec En proie au silence, drame résolument féministe tant il questionne les relations entre hommes et femmes tout en traitant le sujet du viol par le prisme de son héroïne meurtrie, que l'artiste nous a d'abord été présentée. S'en sont suivi divers titres de tons et de genres variés, par lesquels la mangaka a continué de traiter les relations humaines dans des cadres divers qui servent à mettre en exergue la complexité de notre société.

Alors, chaque nouveau manga d'Akane Torikai à paraître chez nous est un petit événement. Le nouveau venu dans nos librairies a pour titre français "Enfer et contre toutes", ou "Jigoku no Girlfriend" en japonais. Publiée entre 2014 et 2017 dans la revue Feel Young des éditions Shôdensha, l'œuvre est aujourd'hui terminée en trois tomes. Étant donné le court format, on peut s'attendre à une sortie assez rapide de l'ensemble de l'histoire dans nos contrées.

L'histoire est celle de trois femmes bien différentes les unes des autres, mais amenées à vivre ensemble. Kana, 31 ans, est une mère célibataire qui a divorcé de son ami qui la laissait gérer entièrement le foyer. Yûri, 28 ans, est une employée de bureau rigoureuse dont le rapport aux hommes est chaotique. Nao, âgée de 36 ans, est une styliste qui a sa renommée, et aime vivre une vie de liberté. Après avoir quitté son petit-ami infidèle, cette dernière part en quête de colocataires féminins. C'est ainsi que les chemines de Kana, Yûri et Nao se croisent, menant à une cohabitation mouvementée. Au contact les unes des autres, ces trois femmes vont apprendre à se connaître et à évoluer ensemble.

Sur ce premier volume, "Enfer et contre toutes" aborde un schéma relativement simple, mais particulièrement propice. Akane Torikai aborde trois portraits de femmes, trois protagonistes aux vécus et aux caractères qui leur sont propres, et dont la colocation soudaine va mener des interactions idéales pour les faire évoluer et se questionner sur leurs vies respectives, leurs environnements, ou encore sur le monde qui les entoure. Si les trois premiers chapitres présentent chacune des héroïnes, les suivants sont l'occasion d'aborder au cas par cas ces jeunes femmes, la plupart du temps dans un cadre commun : le foyer qu'elles occupent désormais ensemble. Autour d'un repas, ou en partageant une bière le soir après le travail, toutes trois échanges sur leurs expériences via des conversations tournant aussi bien autour de leur train-train quotidien qu'autour de réflexions plus profondes, le tout dans un unique but : se comprendre elles-mêmes et faire de leurs vies un périple meilleur, et que chacune puisse en profiter le mieux possible.

L'optique d'Akane Torikai est indéniablement sociétale, tant ces trois portraits féminins permettent à la mangaka de traiter les irrégularités du actuel, ce en abordant la place qu'occupent les héroïnes dans cette société japonaise ultra codifiée et profondément patriarcale. Et si cette optique est particulièrement réussie dans ce premier volume, c'est grâce à l'équilibre entretenu par l'artiste qui jongle constamment entre discussions autour d'anecdotes communes et échanges plus profonds et dignes de sciences sociales, tant de moments qui constituent des occasions pour Kana, Yûri et Nao de se libérer, d'aller de l'avant... et de rire. La toile de fond de la série est on ne peut plus sérieuse, mais elle ne manque jamais d'humour, ceci grâce aux caractères différents des personnages qui s'entrechoquent gentiment quand un quatrième larron, ami de Nao est amateur de filles vierges, sert avant tout de comic-relief en étant souvent tourné en dérision lors de ses tentatives d'interventions plus sérieuses. Il y a donc une alchimie bien dosée entre les quatre figures centrales, ce qui n'est pas sans rappeler l'art du stand-up où les tempéraments des comiques peuvent se confronter. Et quand bien même l'humour reste de mise (par ces échanges ou certaines situations personnelles des héroïnes), cela n'empêche jamais l'ouvrage d'aborder le plus sérieusement possible ses sujets, traitant pêle-mêle de la manie qu'a l'environnement de Kana à ne la considérer que comme une mère, la rigueur de Yûri qui lui veut une étiquette au sein de son entourage professionnel, où les rapports aux hommes de Nao, chamboulée suite à sa rupture avec son petit-ami.

Par ce programme, Akane Torikai ne cherche pas forcément à apporter de réponse stricte aux questionnements sociétaux. Fidèle à ses processus créatifs et narratifs, elle amène des sujets de manière à questionner ses personnages et ses lecteurs, afin de les faire évoluer dans un environnement qui peut parler à toutes et à tous. C'est au lecteur alors d'en tirer une leçon, une réflexion, de s'interroger lui-même et d'éventuellement changer au même titre que ces trois héroïnes. Puisque le manga a été prépublié dans le Feel Young, revue jôsei destinée aux jeunes femmes, on peut penser que "Enfer et contre toutes" est aussi une invitation à pousser les lectrices vers certains horizons de réflexion, tout en garantissant un divertissement entraînant grâce à ces trois héroïnes attachantes.

Et si on pourrait croire qu'aucun fil rouge n'est pour l'heure présent, il y en a bien un. Car c'est dans l'optique de les voir s'épanouir ensemble et vivre des jours heureux, malgré le poids de la société, que nous sommes déjà enthousiastes à suivre les trois jeunes femmes dans deux opus supplémentaires.


Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

16 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
15.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs