Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 13 Avril 2018
Dans la haute société britannique du début du 19è siècle, Emma Woodhouse est une jeune femme de 21 ans qui a tout pour elle: la beauté, l'esprit, le rang social, l'élégance, la richesse, la jeunesse. Autant dire qu'elle peut susciter bien des convoitises... et pourtant, allant à l'encontre des strictes habitudes de son époque, elle n'a aucun désir de se marier ! Son loisir favori, c'est plutôt de jouer les Cupidon pour les autres: deviner quels peuvent être les sentiments des gens qu'elle connaît, essayer de former des couples... et elle se trouve une nouvelle cible parfaite en la personne de Harriet Smith, une jeune fille qui devient très vite son amie, et pour qui elle entretient une réelle affection. Mais tout aussi douce et jolie soit-elle, l'adorable Harriet est une orpheline, n'ayant aucun réel statut social. Emma va alors s'amuser à lui trouver l'homme qui lui conviendrait. Harriet doit-elle répondre positivement aux avances du fermier M. Martin, un homme bon qui ne la laisse elle-même pas indifférente ? Selon Emma, c'est inenvisageable, son amie mérite quand même mieux. M. Elton semble être le candidat idéal, et un homme bien sous tout rapport, qui pourrait accepter Harriet en faisant fi de son absence de rang social, mais est-il vraiment tel qu'il semble être, et a-t-il le moindre intérêt pour Harriet ? De fil en aiguille, Emma, qui était si sûre d'elle, s'emmêle, et pourrait commettre des erreurs... Et que doit-elle penser de ses propres sentiments, qu'elle se découvre ? Sous les yeux du mûr et imperturbable M. Knigtley, il semble bien qu'elle soit tombée amoureuse de M. Churchill...
Après Orgueil et Préjugés aux éditions Soleil Manga, puis Raison et Sentiments déjà dans la collection des Classiques en manga de nobi nobi !, Emma est la troisième adaptation d'un roman de Jane Austen par l'auteur hongkongais Po Tse à nous parvenir en France. Mais en réalité, chronologiquement il s'agit de la deuxième adaptation qu'il a dessinée: Emma date de 2015, soit un an après Orgueil et Préjugés, et un an avant Raison et Sentiments.
Ecrit par Austen en 1815 après les succès de Raison et Sentiments (son premier roman, paru en 1811), d'Orgueil et Préjugés en 1813, et de Mansfield Park en 1814, Emma est très souvent considéré comme le roman le plus abouti de l'écrivaine, notamment grâce à sa construction narrative maligne, où elle s'amuse à brouiller les pistes concernant les différents sentiments de l'assez vaste galerie de personnages. A la lecture du roman, il est facilement de se prendre au jeu en essayant de deviner quelles sont les attaches, mais le coeur humain n'étant pas aisé à cerner, il est facile de se tromper, et c'est Emma la première qui risque de se fourvoyer.
Emma est une héroïne qui, au départ, nous apparaît à la fois séduisante pour ses nombreuses qualités ainsi que pour son côté indépendant (elle ne veut pas se marier et n'est amoureuse de personne) qui dénote alors dans la société de l'époque, et un brin horripilante pour son côté très sûr d'elle, sa manière de se mêler des relations des autres comme s'il s'agissait d'un jeu, et sa tendance à toujours calculer qui doit être en couple avec qui selon leur rang social. Mais l'un des enjeux du récit est de la faire évoluer, en lui faisant commettre des erreurs parfois importantes (à force de vouloir gérer les amours de Harriet, elle risque de l'égarer de l'essentiel...), erreur qui vont lui faire prendre conscience de certaines choses. Quels sont ses propres sentiments ? A-t-elle raison de tant considérer les choses selon le rang social ? Sur ces aspects, Austen rapproche également son récit du roman de moeurs, un type de roman décrivant une réalité ou un problème social en n'idéalisant rien (ici, essentiellement autour de l'influence du rang social sur les relations humaines et sentimentales), même si l'issue de son histoire retombe un peu.
Le roman d'origine étant mine de rien assez dense, surtout dans le jeu des relations qui s'enchevêtrent, Po Tse doit forcément faire des coupures dans son adaptation, même si celle-ci s'étire sur 300 pages. La construction narrative assez maligne de l'oeuvre d'origine se perd alors un peu, mais dans l'ensemble le dessinateur a su conserver tout l'essentiel, notamment dans l'exploitation de l'assez vaste palette de personnages. Visuellement, on retrouve les mêmes qualités et défauts que pour ses autres adaptations des romans d'Austen: c'est parfois assez séduisant grâce à certains costumes et certains designs (Emma est soignée, tout comme Knightley, Harriet est adorable à souhait avec ses bouclettes...), et parfois moins convaincant à cause de décors trop froids et limités et de designs trop relâchés (surtout les personnages quand ils ne sont pas au premier plan).
Des trois adaptations des oeuvres d'Austen par Po Tse parues à ce jour en France, Emma est sûrement la meilleure. Il y a des coupures, c'est inégal visuellement, mais l'essentiel est là. Cette adaptation peut surtout faire office de première approche assez efficace de l'oeuvre, même si elle ne peut aucunement "remplacer" le roman d'origine.
Toujours les mêmes qualités d'édition pour la collection des Classiques en manga de nobi nobi ! : charte graphique claire, signet marque-page, aspect "beau-livre" sympathique, papier et impression honnêtes, et très bon travail de Julia Brun, autant sur la traduction (qui fait bien "d'époque") que sur la contextualisation de l'oeuvre dans les deux pages bonus de fin de tome.