Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 13 Août 2025
Après avoir connu un financement participatif quelques mois auparavant, le manga Dommage Cérébral est sorti en France au début de cette année 2025, en marquant le retour de Shintaro Kago aux éditions Huber, et en collant ainsi à la venue du maître à la dernière itération en date du FIBD d'Angoulême (où, pour rappel, il a remporté le Fauve de la série grâce à son oeuvre Dementia 21). Au Japon, cette série de quatre histoires courtes fut initialement prépublié en 2016-2017 sur le site Web Comic Gum de l'éditeur Wani Books, pour un total d'environ 180 pages.
Quatre jeunes femmes se réveillent enfermées dans un lieu dont elles ignorent tout. Bien qu'elles aient des noms, des tailles et des parcours différents, elles ont étrangement pour points communs de n'avoir aucun souvenir des événements récents et, surtout, d'avoir toutes les quatre exactement le même look. Pourquoi donc ? Afin de le découvrir et de potentiellement s'échapper, elle vont réussir à forcer la porte de la chambre où elles étaient captives, mais c'est malheureusement pour découvrir un labyrinthe intérieur bizarre où elles risquent bien d'être les proies d'un tueur masqué aux motivations énigmatiques.
Dans son petit studio, une femme a la surprise de constater la multiplication de petits événements inexplicables: la présence sous la douche de cheveux qui ne sont pas les siens, son frigo qu'elle retrouve ouvert alors qu'elle l'avait fermé, sa télévision qui s'allume toute seule dans la nuit, des messages mystérieux et inaudibles dans sa messagerie... En faisant part de tout ça à sa plus proche amie, elle en vient à penser à une possession et fait appel à une médium, mais la vérité pourrait bien être encore plus folle et invraisemblable.
Excitant bien malgré elle son grand-père sénile depuis qu'elle a gagné en formes et en féminité, une lycéenne compose autant que possible avec la situation laborieuse de sa famille, du moins jusqu'à ce que des disparitions impensables aient lieu dans le quartier. Le bébé des voisins, la mère du bébé, et sa meilleure amie ne sont que les premières victimes avec, à chaque fois, le même procédé: il ne reste aucune trace d'eux, comme s'il s'étaient soudainement volatilisés, en laissant uniquement derrière eux leurs vêtements comme s'ils étaient dedans au moment de leur disparition. Quelle explication donner à ces événements irrationnels ?
Enfin, quand deux copines reviennent en voiture d'une journée à la plage non sans entendre à la radio toutes sortes d'infos pas joyeuses, la conductrice, après s'être brièvement assoupie en rêvant d'un gigantesque carambolage, a la surprise de retrouver, à son réveil, son amie morte à côté d'elle, dans un état de déformation impensable. Est-elle la fautive ou une simple victime elle aussi ? La police a-t-elle raison de la suspecter ? Alors que l'enquête met peu à peu à jour des cas de morts tout aussi invraisemblables dans des voitures intactes (familles carbonisées ou noyées dans des bagnoles pourtant sans égratignures, par exemple), et que d'autres décès du genre continuent, là aussi la vérité risque d'être complètement folle.
Voici les grandes lignes des premiers événements de ces quatre histoires au fil desquelles Shintaro Kago, à chaque fois, va ensuite réserver un petit lot d'autres retournements de situation qui, pendant un bon moment, déstabilisent volontiers le lectorat en même temps que les principaux personnages, tant ceux-c sont à chaque fois pris dans des enjeux inimaginables, invraisemblables et les dépassant complètement. Dans cette optique, l'auteur joue généralement bien son coup en faisant vaciller nos fondements, en laissant notre esprit quelque peu dérouté, et en nous faisant nous demander si ses personnages ne sont pas tout simplement en proie à une certaine folie... et dans cette optique, le titre "Dommage Cérébral/Brain Damage" de l'ouvrage est assez justifié !
Il y a néanmoins quelques "mais" à adresser cette fois-ci au travail du mangaka, car il faut bien avouer que la teneur de ses récits n'est pas toujours très bien dosée. De manière générale, bien que l'auteur joue sur différentes thématiques (l'identité, l'amour fou, la mort, le deuil, la vieillesse, l'oubli...), il n'en fait pas grand chose et reste en surface. Finalement convenue voire très banale dans son déroulement, la première histoire vaut surtout pour sa chute assez grotesque. De son côté, la troisième histoire a cette même part très prévisible, tant on capte immédiatement quel personnage va être (malgré lui) le fautif des disparitions et pourquoi. Quant à la quatrième histoire, sa grotesque vérité au bout de l'enquête fait bien son effet, du moins avant une conclusion dont les ambitions tombent un peu à plat malgré l'évidente bonne idée, la faute à la manière dont elle est amenée. Finalement, c'est peut-être la deuxième histoire qui, à nos yeux, est la plus convaincante: Kago, en plus d'y exploiter de façon assez originale un concept très courant dans les oeuvres d'horreur, bouscule très bien son lectorat, en le plaçant d'abord depuis le point de vue de cette pauvre femme constatant les étrangetés de sa chambre, pour ensuite mieux s'éloigner d'elle et développer les choses depuis un autre point de vue, jusqu'à la chute soudaine et implacable.
Certes, l'absurdité, le grotesque, le gore voire l'immoralité (car, entre autres, on trouvera des touches de cannibalisme ou d'inceste) s'entremêlent toujours avec une certaine efficacité dans l'esprit à l'imagination foisonnante de Kago, mais on a connu ce mélange plus homogène, et c'est une constatation qui a aussi lieu sur le plan graphique: on a un dessinateur qui, comme souvent dans sa carrière, joue avec plaisir sur les structures (le labyrinthe en huis-clos de la première histoire en tête) et sur toutes formes de body-horror (mutilations, déformations physiques, cadavres à l'allure étonnante... ) allant jusqu'au gore grotesque rigolo, mais on l'a connu plus inventif dans ce genre de représentation, et aussi moins hésitant dans ses designs.
Tout cela nous fait dire que Dommage Cérébral est un opus plutôt mineur dans la carrière de Kago... Comprendre par-là un moment quand même très bon à passer pour tout gros fan du maître, mais un peu en-deça de ce dont il est habituellement capable. Reste également l'édition française, très soignée et servant bien l'oeuvre (heureusement, vu son prix de 20€): le grand format de 17x24cm est appréciable pour ce titre d'oeuvre, la jaquette est assez soigneusement adaptée de l'originale japonaise, la traduction de Guillaume Mistrot est très claire, le lettrage de Baptiste Neveux est propre, et le papier bien blanc, épais et opaque permet une qualité d'impression convaincante (en revanche on aurait aimé connaître le lieu d'impression, qui n'est indiqué nulle part).