Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 09 Janvier 2025
Bien que Tonkam soit l'éditeur historique des recueils d'histoires courtes de Rumiko Takahashi en France, voici plusieurs années que l'éditeur, devenu Delcourt/Tonkam depuis, avait malheureusement mis de côté la publication de ceux-ci: ainsi, nous sommes longtemps restés sur la sortie de son troisième recueil Un bouquet de fleurs rouges en avril 2007, après la publication du Chien de mon patron en novembre 2003 et la parution de La Tragédie de P en avril 2004 (sans oublier en novembre 2016 Rumic World - 1 or W, qui est à-part). Mais en fin d'année dernière, l'éditeur a enfin décidé de se bouger afin de remettre en avant ces recueils souvent succulents, au fil desquels la célèbre mangaka propose de brefs récits ancrés dans le quotidien et plus adultes, parallèlement à la poursuite de ses shônen-fleuves d'aventure ou d'humour. Ainsi, en novembre 2024, l'éditeur a non seulement réédité les trois premiers recueils en format seinen standard (leur première édition était en grand format), mais en plus il a enfin proposé les quatrième et cinquième recueils de l'autrice, qui étaient jusqu'à présent restés inédits dans notre langue. Et en prime, il est aussi possible de se procurer les cinq recueils regroupés en un coffret.
Dans ces quelques lignes, nous allons nous intéresser plus spécifiquement au cinquième recueil: Le Dîner de la Sorcière. Sorti au Japon aux éditions Shôgakukan en septembre 2019 (soit 8 ans après Les oiseaux du Destin) sous le titre "Majo to Diner", cet ouvrage d'environ 190 pages contient six histoires que Rumiko Takahashi publia initialement dans le magazine Big Comic Original annuellement, en mars-avril de chaque année entre 2012 et 2017.
Un veuf, dont la femme est morte il y a trois ans et qui n'a plus le goût de manger, est soudainement approché par la belle et célèbre gérante d'une société de cosmétique qui l'invite régulièrement à dîner. Mais alors que c'est elle qui passe son temps à s'empiffrer, c'est lui qui grossit à vue d'oeil... Y a-t-il anguille sous roche ?
Un homme marié reste hanté par le souvenir d'une jeune et jolie hôtesse avec laquelle il a failli fauter un an auparavant. Et alros qu'il tente de passer à autre chose, son fils lui présente sa petite amie, et un sacré coup du destin l'attend !
Un homme ayant pris sa retraite anticipée veut désormais en profiter pour réaliser son rêve de jeunesse d'écrire un roman, mais doit constamment subir les remarques de sa femme très irascible, qui a pu devenir une riche dirigeante de cafés-restaurants de luxe parce que lui-même a sacrifié son rêve. Entre ses envies de meurtre envers son épouse et le réconfort qu'il trouve auprès de la gentille gérante de l'un des cafés de celle-ci, pourrait-il trouver l'inspiration pour son roman ?
Un ancien banquier, n'ayant jamais trop profité de la vie et venant de divorcer sur demande de son épouse qui voulait redevenir libre, se rapproche étonnamment d'une patronne de café ayant plus d'un souci familial, au point de finir par emménager chez elle après un coup du sort. Pourra-t-il, alors, les aider dans leurs problèmes, elle et ses enfants, et lui-même s'ouvrir ?
En cherchant un nouveau travail à son âge avancé, un soixantenaire tombe sur un étrange travail où lui et d'autres hommes d'âge mûr doivent tester un élixir de jouvence, mais pour quel résultat ?
Enfin, un homme tout juste retraité voit apparaître devant lui le fantôme de son chien adoré qui a toutefois pris l'apparence d'un vieil homme, et qui va l'aider à résoudre les soucis familiaux d'une jeune voisine mère célibataire.
Tels sont les points de départ de ces six histoires qui ont toutes, un point commun: avoir pour personnages principaux des hommes d'un âge avancé, généralement proches de la retraite voire nouvellement retraités, ce qui est peut-être un moyen pour Rumiko Takahashi de se sentir elle-même proche de ce genre de personnages et, quelque part, de toucher un public différent. A partir delà, au gré de différents petits événements tour à tour incongrus, surnaturels, comiques voire carrément dans l'humour noir, plus difficiles ou même un peu dramatiques, se retrouvent pris, à un moment charnière de leur existence, dans des événements impliquant généralement des personnages plus jeunes qu'eux, des générations différentes, permettant à l'autrice de jouer un peu, avec malice, sur ces écarts générationnels tout en les rapprochant. Et dans chacun des cas, en un nombre limité de pages, la mangaka démontre à nouveau toute son expérience en matière de narration: le rythme est impeccable, l'agencement des événements est toujours limpide sans donner l'impression d'être expéditif, les chute sont généralement pleines de malice... Et tout ceci permet à l'autrice d'évoquer sans insistance mais avec pertinence un petit paquet de sujets pouvant toucher n'importe quel adulte, notamment autour de la vieillesse, de l'âge délicat de la retraite pouvant être vécu différemment, des apparences, des rumeurs, des situations familiales très actuelles et pouvant se révéler compliquées de diverses manières...
Le microcosme dépeint par la mangaka sonne généralement très vrai, et son talent évoqué plus haut fait qu'on se laisse facilement emporter par chaque histoire. Après tant d'années d'attente, il fait décidément du bien de retrouver Rumiko Takahashi en grande forme dans la bonne petite recette des histoires courtes, où elle excelle autant voire plus encore que sur ses séries plus longues !
Enfin, du côté de l'édition française, il peut y avoir deux manières bien différentes de voir les choses. D'un côté, il peut sembler absurde de numéroter des recueils d'histoires courtes indépendants, et ça pourra frustrer les uns de n'avoir droit qu'à du format seinen standard, ces deux aspects faisant particulièrement tâche en bibliothèque quand on possède déjà la première édition en grand format et non-numérotée des trois premiers recueils. De l'autre côté, il ne fait aucun doute qu'un certain public appréciera de pouvoir se procurer ces ouvrages dans un format à un prix plus décent que les grands formats, qui plus est avec une numérotation permettant de voir en un coup d'oeil l'ordre chronologique des recueils. Quant à l'idée du coffret, elle est sympathique, même si celui-ci était d'emblée caduque puisqu'un sixième recueil de la mangaka, Kane no Chikara, est paru au Japon en mars 2024. A part ça, signalons une très bonne qualité d'impression sur un papier souple et assez opaque, un lettrage propre de Tomoko Benezet-Toulze, et une traduction impeccable de la part de Kevin Stocker.