Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 17 Mars 2021
Il a beau être l'un des plus grands maîtres de l'horreur japonaise à l'heure actuelle, Junji Itô était malheureusement (et injustement) boudé par les éditeurs français depuis quelques années, et plus précisément depuis la sortie de son Journal des Chats aux éditions Tonkam (devenu, depuis, Delcourt/Tonkam) en octobre 2015. Mais heureusement, cette triste disette s'achève enfin en cette année 2021, grâce à deux éditeurs ! D'un côté, Mangetsu, le label manga de Bragelonne, a décidé de frapper fort dès son lancement cette année, en ayant annoncé qu'il deviendra à l'avenir l'éditeur principal de Junji Itô en France, ce qui a commencé avec l'annonce des parutions, dans le courant du deuxième semestre, d'une nouvelle intégrale enrichie du chef d'oeuvre Tomie, puis du one-shot Sensor et de l'anthologie en deux tomes Les Chefs d'oeuvre de Junji Itô. Et d'un autre côté, Delcourt/Tonkam a enfin décidé de se bouger après quelques années passées à faire le mort sur l'auteur, en proposant en ce mois de mars de nouvelles intégrales de Spirale et de Gyo, et surtout en nous amenant un manga de l'auteur jusque-là inédit dans notre langue: La déchéance d'un homme.
La déchéance d'un homme, c'est l'adaptation par Itô du roman éponyme, qui est l'un des romans les plus célèbres de la littérature japonaise contemporaine, signé Osamu Dazai et publié en France chez Gallimard depuis 1962. Ce n'est pas la première fois que ce grand roman est adapté en manga: on se souvient notamment de la libre adaptation par Usamaru Furuya, sortie en France aux éditions Casterman en 2011 sous le titre Je ne suis pas un homme. Mais des adaptations sur écran, entre autres, ont ausis vu le jour, notamment un film d'animation designé par Takeshi Obata et réalisé par Morio Asaka dans la collection "Youth Literature", ce film d'animation étant disponible en DVD & Blu-ray chez Kazé. L'adaptation manga de Junji Itô, elle, est bouclée en 3 volumes, et a été prépubliée au Japon en 2017-2018 dans le magazine Big Comic Original des éditions Shôgakukan.
Quant à Osamu Dazai, le nom de ce romancier vous dit sûrement quelque chose: plusieurs de ses écrits ont été traduits en français, il a inspiré le personnage éponyme dans le manga et l'anime Bungô Stray Dogs, et il reste l'un des plus célèbres écrivains nippons du XXe siècle, La Déchéance d'un homme restant même l'un des romans les plus lus au Japon. Influencé par une vie de plus en plus chaotique, il a été largement reconnu pour certaines thématiques omniprésentes comme le suicide, mais aussi pour son ton très pessimiste et ironique. Pour l'écriture de La Déchéance d'un homme, il s'inspira d'ailleurs en bonne partie de sa propre vie, de ses propres sentiments, de son propre parcours (par exemple, comme lui, son héros Yôzô Oba s'est essayé à la peinture, et attirait les femmes).
Le premier tome de La Déchéance d'un homme version Junji Itô, d'ailleurs, commence par ce qui semble être un clin d'oeil direct à Dazai: des premières pages où, le 13 juin 1948, un homme se suicide avec une femme en se noyant dans le canal Tamagawa, Dazai s'étant précisément lui-même suicidé par noyade dans le même lieu, à la même date et avec une dénommée Tomie Yamazaki, à seulement 38 ans.
Puis on découvre le personnage central de l'oeuvre, Yôzô Oba, un homme qui sera le narrateur de sa propre vie tout du long et qui, d'emblée, dit de lui-même qu'il a vécu dans la honte, incapable de comprendre autrui, inquiet à l'idée de voir sa vision du bonheur diverger de celle des autres, ne sachant pas communiquer avec ses proches... Alors, qu'est-ce qui l'a amené à être ainsi ?
Ce premier tome d'un peu plus de 200 pages s'intéresse aux premières années de vie de Yôzô, de son enfance dans une famille noble où de grandes attentes semblent déjà peser, jusqu'à l'instant où, jeune adulte déjà marqué par nombre de tragédies, il se met en tête de devenir peintre. Entre les deux, Itô n'oublie aucune des premières grandes étapes de la vie du personnages. Une enfance où, incapable de communiquer comme il faut avec les autres et effrayé par l'idée de ne pas être accepté par eux et par leur regard, il a décidé de jouer constamment les bouffons pour amuser la galerie et plaire à tout le monde facilement. Des études supérieures chaotiques avec notamment une fréquentation le poussant dans le vice. Des moments où il se laisse entraîner dans les groupes communistes de l'époque avec parfois des altercations difficile en interne ou avec la police. Un parcours où il se laisse presque voguer parfois, avec une profonde désillusion mêlée de nonchalance et de cynisme, en étant nourri par tout ce qu'il traverse, tout ce qu'il observe.
Ce qu'il traverse passe par deux points principaux.
D'un côté, la peur de voir le "rôle" qu'il joue (celui de bouffon, surtout) être démasqué, notamment par Takeichi, un camarade de classe "attardé", physiquement très ingrat, souffre-douleur des autres, et dont il n'aurait alors jamais cru qu'il le percerait à jour si facilement.
D'un autre côté, son rapport à celles et ceux qui l'entourent, et plus spécifiquement aux femmes qui semblent souvent ensorcelées par sa beauté, en conduisant toujours au drame. Drame dès l'enfance, en étant abusé tout jeune par des domestiques. Drame dans l'adolescence en laissant deux soeurs, avec qui il a une relation voulue par elles, se battre pour lui jusqu'à ce que le pire arrive. Et drames dans sa vie de jeune adulte où, encore et toujours, ces femmes le poursuivent dans leurs avances, quand ce n'est pas lui qui tombe enfin amoureux sans pour autant pouvoir éviter la catastrophe. Des femmes qui s'entredéchirent parfois pour lui, tandis qu'il sème la confusion entre elles en ne sachant pas s'exprimer franchement, et qui ont alors, dès l'enfance, nourri encore un peu plus sa méfiance à l'égard des autres.
Et ce qu'il observe est, souvent, le fruit de ce qu'il a traversé. Il peut avoir des pensées inquiétantes, comme la possibilité de tuer Takeichi quand il lui récure les oreilles (et concrètement, qui n'a jamais eu de pensées morbides de ce genre ?). Et souvent, il pose sur ce qui l'entoure un regard désabusé, notamment sur ces adultes qui passent leur temps à se tromper les uns les autres tout en menant une vie joyeuse. Ainsi, en filigranes, cette plongée dans la psyché d'Oba pousse le lecteur à observer lui-même le monde différemment, voire à se questionner sur les plus sombres tréfonds de l'âme humaine.
Dans l'ensemble, la version manga de Junji Itô se veut pour l'instant très fidèle au roman d'origine, jusque dans les textes... ce qui n'empêche pas le mangaka d'offrir une part de vision personnelle grâce à sa mise en images, où son talent brille de plus belle. On pourrait, déjà, simplement souligner la sobriété du découpage qui vient rendre plus marquantes certaines envolées où le dessinateur se lâche, ainsi que les omniprésents décors d'époque (l'entre deux guerres japonais) très soignés et participant bien à l'immersion, et les designs de qualité pour les personnages, que ceux-ci aient la beauté un peu longiligne typique du mangaka ou, au contraire, des allures plus ingrates (comme Takeichi) ou naturellement un peu inquiétantes. Mais c'est bien quand Itô se lâche pour susciter la peur et pour sonder l'effroi de l'âme humaine qu'il séduit le plus. On adorera notamment ces instants où les personnages cèdent à l'inquiétude, au vice, à la folie, à ce qui risque de sortir de mauvais en eux d'un instant à l'autre, ce qui se traduit notamment par des visages très marqués, avec un encrage plus prononcé autour des yeux entre autres. Mais on pense aussi aux différentes visions spectrales hantant Yôzô, et à quelques métaphores visuelles du plus bel effet (comme son arrivée dans le groupe communiste où il a d'abord l'impression de voir des insectes entassés, avec à la clé des corps humains avec têtes d'abeilles). Tout ceci a de quoi entretenir régulièrement une part de malaise, et ainsi cette version manga acquiert quelque chose de légèrement plus angoissant que le roman, là où il perd volontiers un tout petit peu en cynisme (mais rassurez-vous, le cynisme est bien là quand même).
Alors, ce premier tiers de l'adaptation manga par Junji Itô du célèbre roman de Dazai est un véritable réussite, la rencontre de ces deux grands auteurs donnant lieu à une oeuvre plus que prometteuse. Tout en restant fidèle au roman, Itô se l'approprie réellement pour en offrir une vision marquante et ayant juste ce qu'il faut de personnel. Le retour du maître en France est donc pleinement réussi, le mieux étant qu'au vu du roman, la suite devrait être encore meilleure.
Cette chronique ayant été réalisée à partir d'une épreuve numérique fournie par l'éditeur, pas d'avis sur l'édition.
La déchéance d'un homme, c'est l'adaptation par Itô du roman éponyme, qui est l'un des romans les plus célèbres de la littérature japonaise contemporaine, signé Osamu Dazai et publié en France chez Gallimard depuis 1962. Ce n'est pas la première fois que ce grand roman est adapté en manga: on se souvient notamment de la libre adaptation par Usamaru Furuya, sortie en France aux éditions Casterman en 2011 sous le titre Je ne suis pas un homme. Mais des adaptations sur écran, entre autres, ont ausis vu le jour, notamment un film d'animation designé par Takeshi Obata et réalisé par Morio Asaka dans la collection "Youth Literature", ce film d'animation étant disponible en DVD & Blu-ray chez Kazé. L'adaptation manga de Junji Itô, elle, est bouclée en 3 volumes, et a été prépubliée au Japon en 2017-2018 dans le magazine Big Comic Original des éditions Shôgakukan.
Quant à Osamu Dazai, le nom de ce romancier vous dit sûrement quelque chose: plusieurs de ses écrits ont été traduits en français, il a inspiré le personnage éponyme dans le manga et l'anime Bungô Stray Dogs, et il reste l'un des plus célèbres écrivains nippons du XXe siècle, La Déchéance d'un homme restant même l'un des romans les plus lus au Japon. Influencé par une vie de plus en plus chaotique, il a été largement reconnu pour certaines thématiques omniprésentes comme le suicide, mais aussi pour son ton très pessimiste et ironique. Pour l'écriture de La Déchéance d'un homme, il s'inspira d'ailleurs en bonne partie de sa propre vie, de ses propres sentiments, de son propre parcours (par exemple, comme lui, son héros Yôzô Oba s'est essayé à la peinture, et attirait les femmes).
Le premier tome de La Déchéance d'un homme version Junji Itô, d'ailleurs, commence par ce qui semble être un clin d'oeil direct à Dazai: des premières pages où, le 13 juin 1948, un homme se suicide avec une femme en se noyant dans le canal Tamagawa, Dazai s'étant précisément lui-même suicidé par noyade dans le même lieu, à la même date et avec une dénommée Tomie Yamazaki, à seulement 38 ans.
Puis on découvre le personnage central de l'oeuvre, Yôzô Oba, un homme qui sera le narrateur de sa propre vie tout du long et qui, d'emblée, dit de lui-même qu'il a vécu dans la honte, incapable de comprendre autrui, inquiet à l'idée de voir sa vision du bonheur diverger de celle des autres, ne sachant pas communiquer avec ses proches... Alors, qu'est-ce qui l'a amené à être ainsi ?
Ce premier tome d'un peu plus de 200 pages s'intéresse aux premières années de vie de Yôzô, de son enfance dans une famille noble où de grandes attentes semblent déjà peser, jusqu'à l'instant où, jeune adulte déjà marqué par nombre de tragédies, il se met en tête de devenir peintre. Entre les deux, Itô n'oublie aucune des premières grandes étapes de la vie du personnages. Une enfance où, incapable de communiquer comme il faut avec les autres et effrayé par l'idée de ne pas être accepté par eux et par leur regard, il a décidé de jouer constamment les bouffons pour amuser la galerie et plaire à tout le monde facilement. Des études supérieures chaotiques avec notamment une fréquentation le poussant dans le vice. Des moments où il se laisse entraîner dans les groupes communistes de l'époque avec parfois des altercations difficile en interne ou avec la police. Un parcours où il se laisse presque voguer parfois, avec une profonde désillusion mêlée de nonchalance et de cynisme, en étant nourri par tout ce qu'il traverse, tout ce qu'il observe.
Ce qu'il traverse passe par deux points principaux.
D'un côté, la peur de voir le "rôle" qu'il joue (celui de bouffon, surtout) être démasqué, notamment par Takeichi, un camarade de classe "attardé", physiquement très ingrat, souffre-douleur des autres, et dont il n'aurait alors jamais cru qu'il le percerait à jour si facilement.
D'un autre côté, son rapport à celles et ceux qui l'entourent, et plus spécifiquement aux femmes qui semblent souvent ensorcelées par sa beauté, en conduisant toujours au drame. Drame dès l'enfance, en étant abusé tout jeune par des domestiques. Drame dans l'adolescence en laissant deux soeurs, avec qui il a une relation voulue par elles, se battre pour lui jusqu'à ce que le pire arrive. Et drames dans sa vie de jeune adulte où, encore et toujours, ces femmes le poursuivent dans leurs avances, quand ce n'est pas lui qui tombe enfin amoureux sans pour autant pouvoir éviter la catastrophe. Des femmes qui s'entredéchirent parfois pour lui, tandis qu'il sème la confusion entre elles en ne sachant pas s'exprimer franchement, et qui ont alors, dès l'enfance, nourri encore un peu plus sa méfiance à l'égard des autres.
Et ce qu'il observe est, souvent, le fruit de ce qu'il a traversé. Il peut avoir des pensées inquiétantes, comme la possibilité de tuer Takeichi quand il lui récure les oreilles (et concrètement, qui n'a jamais eu de pensées morbides de ce genre ?). Et souvent, il pose sur ce qui l'entoure un regard désabusé, notamment sur ces adultes qui passent leur temps à se tromper les uns les autres tout en menant une vie joyeuse. Ainsi, en filigranes, cette plongée dans la psyché d'Oba pousse le lecteur à observer lui-même le monde différemment, voire à se questionner sur les plus sombres tréfonds de l'âme humaine.
Dans l'ensemble, la version manga de Junji Itô se veut pour l'instant très fidèle au roman d'origine, jusque dans les textes... ce qui n'empêche pas le mangaka d'offrir une part de vision personnelle grâce à sa mise en images, où son talent brille de plus belle. On pourrait, déjà, simplement souligner la sobriété du découpage qui vient rendre plus marquantes certaines envolées où le dessinateur se lâche, ainsi que les omniprésents décors d'époque (l'entre deux guerres japonais) très soignés et participant bien à l'immersion, et les designs de qualité pour les personnages, que ceux-ci aient la beauté un peu longiligne typique du mangaka ou, au contraire, des allures plus ingrates (comme Takeichi) ou naturellement un peu inquiétantes. Mais c'est bien quand Itô se lâche pour susciter la peur et pour sonder l'effroi de l'âme humaine qu'il séduit le plus. On adorera notamment ces instants où les personnages cèdent à l'inquiétude, au vice, à la folie, à ce qui risque de sortir de mauvais en eux d'un instant à l'autre, ce qui se traduit notamment par des visages très marqués, avec un encrage plus prononcé autour des yeux entre autres. Mais on pense aussi aux différentes visions spectrales hantant Yôzô, et à quelques métaphores visuelles du plus bel effet (comme son arrivée dans le groupe communiste où il a d'abord l'impression de voir des insectes entassés, avec à la clé des corps humains avec têtes d'abeilles). Tout ceci a de quoi entretenir régulièrement une part de malaise, et ainsi cette version manga acquiert quelque chose de légèrement plus angoissant que le roman, là où il perd volontiers un tout petit peu en cynisme (mais rassurez-vous, le cynisme est bien là quand même).
Alors, ce premier tiers de l'adaptation manga par Junji Itô du célèbre roman de Dazai est un véritable réussite, la rencontre de ces deux grands auteurs donnant lieu à une oeuvre plus que prometteuse. Tout en restant fidèle au roman, Itô se l'approprie réellement pour en offrir une vision marquante et ayant juste ce qu'il faut de personnel. Le retour du maître en France est donc pleinement réussi, le mieux étant qu'au vu du roman, la suite devrait être encore meilleure.
Cette chronique ayant été réalisée à partir d'une épreuve numérique fournie par l'éditeur, pas d'avis sur l'édition.