Dans l'ombre - Actualité manga

Dans l'ombre : Critiques

Itô Junji Kessaku-shû: Rodjiura

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 27 Juin 2025

En attendant sa riche actualité dans quelques jours pour sa venue à Japan Expo en tant qu'invité d'honneur, Junji Ito a fait son retour aux éditions Mangetsu en avril dernier avec un nouveau recueil bien épais d'environ 370 pages: Dans l'ombre, plus connu au Japon sous le titre "Junji Ito Masterpiece Collection - Rodjiura", et sorti là-bas en 2011 dans le cadre de l'anthologie "Masterpiece Collection" de l'auteur. A travers ce nouvel ouvrage, Mangetsu continue d'explorer la première partie de carrière du maître, puisqu'on a droit ici à une salve de onze histoires toutes conçues entre 1991 et 1993. Et si celles-ci ne sont pas présentées tout à fait chronologiquement dans le livre, c'est pour une bonne raison: les six premiers récits proviennent du magazine Gekkan Halloween en faisant alors office de suite chronologique aux recueils "Le Déserteur" et "Décapitées (déjà sortis chez Mangetsu en France), tandis que les cinq derniers ont été proposés en parallèle dans le Nemuki, magazine alors plus axé sur le fantastique et le mystère que sur l'horrifique et qui, après l'arrêt de Gekkan Halloween en 1995, accueillera beaucoup plus souvent Ito dans ses pages. Notons aussi que, contrairement à ce que la jaquette pourrait suggérer, Dans l'ombre n'est pas une version enrichie de La Maison de Poupées, recueil sorti en France aux éditions Tonkam en 2010: les deux ouvrages n'ont que deux histoires en commun, à savoir "Les Fumeurs" et "Le Marchand de Glaces".

Dans l'ombre comporte également quelques histoires déjà parues en France dans divers recueils de Tonkam, notamment "La ville sans rue", qui offrait d'ailleurs son nom à un album paru chez Tonkam en 2011, et qui est peut-être l'histoire la plus intéressante ici, d'autant plus qu'elle s'étire sur une longueur assez inhabituelle pour une histoire courte d'Ito (environ 70 pages). On y suit Saiko, une lycéenne qui soupçonne Kishimoto, un camarade de classe, d'utiliser sur elle la méthode d'Aristote: il pénétrerait incognito dans sa chambre pendant qu'elle dort pour murmurer des mots à son oreille dans le but de l'obliger à rêver de lui pour finir par en tomber amoureuse. Mais bientôt, Saiko rêve de la mort de Kishimoto, et le lendemain, le corps du jeune garçon est retrouvé en pleine rue... Quelque temps plus tard, Saiko se retrouve dans une situation insupportable: elle ne reconnaît plus ses parents et ses frères, qui passent leur temps à faire des trous dans sa chambre pour l'observer, l'épier. Se sentant étouffée, elle décide de partir chez sa tante, mais là-bas, une nouvelle surprise l'attend: le quartier où habite sa tante a vu apparaître des maisons au beau milieu des rues, qui obligent désormais les passants à traverser les habitations pour se rendre d'un point à un autre. Dès lors, plus aucune vie privée n'est possible... La vie privée, c'est bien là tout le sujet de cette longue histoire on ne peut plus malsaine. Il ne faudra pas chercher ici une quelconque cohérence dans les faits. Junji Ito est connu pour susciter l'angoisse en faisant apparaître comme par magie des événements étranges auprès de ses héros, et c'est plus que jamais le cas ici. Là où le tout se fait réellement intéressant et captivant, c'est dans la manière qu'a l'auteur d'exploiter son sujet, à travers plusieurs étapes allant crescendo: le camarade de classe entrant dans la chambre de Saiko la nuit, puis sa famille l'épiant sans cesse, puis cette ville où le respect de la vie privée ne peut guère plus exister qu'en portant un masque... Ici, Ito crée à merveille un malaise qui va en grandissant au fil des pages et des découvertes de Saiko, dont on partage totalement la sensation de malaise et, surtout, d'étouffement. Le sujet est bien exploité, et relire aujourd'hui cette histoire nos confirme toujours qu'elle reste une très grande réussite dans la carrière du maître, en pouvant presque justifier à elle seule l'achat d recueil.

Dans un sens, on a presque envie de dire que "La ville sans rue" sauve la salve d'histoires de ce recueil qui proviennent du Nemuki, salve dont font d'ailleurs aussi partie "Les Fumeurs" et "Le Marchand de Glaces" que l'on a évoqués plus haut. En s'essayant alors a Nemuki qui avait à l'époque ne orientation un peu différente du plus horrifique Gekkan Halloween, on sent que Junji Ito tâtonne souvent dans ces récits-là. Le problème vient probablement d'un petit manque de folie, ou alors d'une folie qui arrive trop tard pour que l'on soit réellement pris dans le récit. La plupart des histoires commencent de manière assez banale en nous invitant à suivre pendant un certain temps les quelques personnages, jusqu'à ce que le bouleversement fantastico-horrifique finisse par survenir... à peine quelques pages avant la fin, pour nous laisser au beau milieu de l'action. Quelques interrogations antérieures sont censées éveiller le suspense, mais atteignent avec difficulté ce but à nos yeux. Comme souvent chez le mangaka, ce sera évidemment au lectorat de laisser aller son imagination et son interprétation face à des évènements rarement résolus puisque les récits se terminent le plus souvent quand la tension est au maximum. Mais ce qui est d'habitude efficace chez le mangaka l'est un peu moins ici, le tâtonnement de l'auteur dans un magazine où il n'avait pas encore ses habitudes n'y étant sûrement pas étranger.

Les premières histoires du recueil (celles provenant du Gekkan Halloween), elles, voient au contraire Ito être plus à l'aise, en distillant avec réussite sa petite recette où il parvient à partir de la moindre situation parfois presque anodine pour susciter l'angoisse dès lors que l'étrange et l'inexplicable prennent leurs droits pour menacer les personnages jusqu'à les rendre fous ou leur faire connaître le pire. Mais que ce soit dans la première partie du recueil ou dans la deuxième, on sent que Junji Ito avait, à cette époque-là, une sorte d'obsession pour les cadres urbains (villes, rues, maisons), qu'il exploite beaucoup sous des angles différents, mais à chaque fois en faisant ressortir et ressentir une sorte d'étouffement: impasse murée dans laquelle résonnent des cris d'enfants dès que la nuit tombe, sinistre dortoir d'hôpital, maison rongée par une moisissure envahissante, fumées... sans oublier, bien sûr, la fameuse ville sans rues.

Malgré le sentiment que les récits sont inégaux, Dans l'ombre reste alors, comme ses prédécesseurs, un recueil intéressant de la première partie de carrière de Junji Ito, et évidemment indispensable pour quiconque souhaite continuer de découvrir et de décortiquer en détail la riche bibliographie du maître. D'autant plus que, comme toujours, l'édition française est impeccable avec son format assez luxueux, sa préface cette fois-ci signée Stéphane Boyer, et sa nouvelle longue et détaillée postface de Morolian qui contextualise et analyse avec le même soin que d'habitude l'ouvrage.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
15 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs