Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 01 Avril 2025
Entre des publications inédites en France auparavant comme Litchi Hikari Club, Palepoli ou encore Garden, et des rééditions d'oeuvres qui étaient initialement sorties dans notre langue chez d'autres éditeurs (Je ne suis pas un homme/La déchéance d'un homme, La Musique de Marie), voici déjà près d'une quinzaine d'années que les éditions IMHO s'évertuent à mettre en avant dans note pays le talentueux Usamaru Furuya, jusqu'à même faire de l'artiste leur invité en ce mois d'avril au prochain Festival du Livre de Paris, et on ne les remerciera jamais assez pour tout ça. Et dans cette optique, en fin d'année 2024, c'est un nouveau morceau de choix de la bibliographie du mangaka qui a été lancé dans notre langue avec La Croisade des Innocents, une oeuvre composée de trois épais volumes (environ 280 pages pour ce premier tome) et initialement prépubliée au Japon sous le titre "Innosan Shônen Jûjigun" (dont le titre français est une traduction très proche) entre 2008 et début 2012 dans le Manga Erotics F, excellent magazine des éditions Ohta Shuppan dont proviennent aussi des oeuvres fortes comme La Fille de la Plage d'Inio Asano, Snegurochka de Hiroaki Samura, Utsubora d'Asumiko Nakamura ou encore, bien sûr, l'incontournable Litchi Hikari Club.
Exploitant à nouveau des thématiques religieuses voire mystiques (comme on a déjà pu le voir, par certains aspects, Dans Palepoli ou La Musique de marie entre autres), Furuya ancre cette fois-ci son histoire dans un cadre à très forte inspiration historique, à savoir celui des Croisades dans l'Europe et le Moyen-Orient du Moyen-Âge. Plus précisément, l'auteur, tout en offrant une certaine rigueur dans nombre de détails sur la vie et les croyances de cette époque trouble (comme la rareté du sucre qui était même considéré comme un médicament, pour ne citer qu'un exemple) et en évoquant déjà un paquet de sujets plus critiques en filigranes (la pauvreté et autres inégalités, les maladies comme la lèpre, la corruption de l'Eglise...), s'inspire à sa manière de ce qui fut appelé la "Croisade des Enfants", à savoir une croisade qui aurait été menée à partir de 1212 par des gens pauvres et du bas-peuple qui se faisaient nommer "enfants de Dieu" (d'où le nom de cette Croisade) en vue d'aller affronter ceux qui étaient pour eux des "hérétiques" (c'est-à-dire, de leur point de vue, les Musulmans).
Partant de cette idée pour faire démarrer là aussi son histoire en 1212 dans le nord de la France, Furuya décide toutefois de bel et bien faire des acteurs de cette croisade des enfants, dès lors qu'Etienne, un jeune berger de 12 ans au coeur très pur et miséricordieux dans un petit village, a une vision où le Christ apparaît devant lui pour lui dire qu'il est l'élu et qu'il doit se rendre en terre sainte, à Jérusalem, non sans lui confier un étonnant instrument de musique: une buisine ayant le pouvoir d'accomplir des miracles. Après un premier exploit contre des brigands qui convainc tout le monde de la véracité de son statut d'élu voire de nouveau fils de Dieu, l'enfant voit s'organiser autour de lui un cortège de 12 disciples, tous des garçons âgés de 10 à 14 ans, qui sont tantôt des amis de longue date, tantôt des connaissances, tantôt des ennemis de la veille. Représentant tous quelque chose de spécifique (Nicolas le chevalier au coeur preux et déterminé à bouter les hérétiques, Guy le brigand repenti, Michaël le moine à la foi absolue, Christian l'enfant de la raison plaçant le savoir avant tout, Guillaume et Pierre les fils de nobles à problèmes...), ces jeunes garçons entament leur long périple sans être certains d'en revenir ou même d'arriver à destination, avec quelque part toutes la part d'innocence que l'on peut généralement trouver chez des gosses de cet âge. Mais parfois, il ne faudrait pas grand chose pour que l'innocence se retrouve corrompue et pour que la pureté soit souillée, surtout dans une mission comme celle-ci...
Au fil d'une première partie en forme de longue mise en place immersive, où son talent pour les designs acérés, pour les compositions de planche hypnotiques (notamment celles qui sont plus déconstruites quand Etienne utilise sa buisine) et pour les élans provocateurs fait déjà mouche, Furuya prend d'abord soin à la fois de présenter vite et bien sa vaste galerie de personnages principaux presque tous bien différents, et d'ancrer son récit dans une atmosphère qui est réellement quasiment biblique avec les miracles qu'accomplit déjà Etienne avec miséricorde comme s'il était le Christ, les 12 disciples/apôtres qui se mettent à le suivre et les autres clins d'oeil aux Testaments (l'aveugle guérie, le lépreux...). Malgré les différences et divergences pouvant parfois déjà poindre au sein du petit groupe, tous semblent avoir initialement quelque chose d'assez pur dans leurs convictions, et cela quoi qu'on pense des convictions en question. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la façon dont Nicolas se veut initialement noble dans la cause qui lui semble juste (car il a été élevé comme ça, dans une grande admiration pour les Templiers), à savoir aller tuer les "hérétiques" à Jérusalem comme un vrai chevalier, sans les voir autrement que comme des ennemis à abattre, et sans imaginer au moindre moment l'idée de remettre en cause le modèle des adultes qu'il adule (incarnés ici par le templier Hugo), ce qui dans un sens témoigne bien de sa pureté crédule d'enfant.
C'est précisément quand ces différences et divergences se font sentir de plus en plus que le récit devient réellement passionnant, tant on sent que la pureté de ces jeunes âmes va petit à petit se retrouver corrompue de différentes manières, entre Nicolas qui devient de plus en plus autoritaire après avoir connu sa "renaissance" auprès de Hugo, les garçons les plus incontrôlables ou influençables qui découvrent la luxure auprès de prostituées, ou encore l'opposition de valeurs entre l'enfant de la raison Christian, qui privilégie le savoir et la connaissance, et le moine Michaël qui estime toutes ces choses comme trop dangereuses pour la religion dont il est un adepte absolu. Le plus généralement, cela permet à Furuya de questionner comme il se doit notre rapport à différentes choses (l'exemple le plus évident étant bien cette opposition entre connaissance/rationalité et religion aveugle évoquée juste avant), mais aussi de mettre le point sur ces moments où l'innocence enfantine se retrouve salie, bafouée ou manipulée par les adultes. Le tout sous l'oeil d'un Etienne qui est circonspect et qui ne semble pas perde sa propre innocence, à l'heure où on veut l'ériger en sauveur, propager sa légende et diaboliser les ennemis "hérétiques"...
On a alors un premier tome qui, au fil de ses 280 pages environ, ne fait que faire monter en puissance un début de récit déjà très riche et passionnant. On semble parti ici sur du très grand Furuya, qui plus est servi dans une qualité éditoriale très soignée avec un grand format sans jaquettes ni rabats, une couverture où le parti a été pris de rester le plus fidèle possible à la version japonaise, un papier assez opaque, épais et souple, une impression convaincante, et un travail de traduction et d'adaptation impeccable de la part de Constant Voisin.