Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 07 Juin 2023
Le tout début de ce mois de juin est l'occasion pour les éditions Ki-oon de lancer une nouvelle série courte dans leur collection seinen: Crazy Food Truck, une oeuvre qui fut prépubliée au japon entre 2020 et début 2022 dans les pages du magazine Comic Bunch des éditions Shinchosha. Il s'agit de la toute première publication française de Rokurou Ogaki, un auteur qui s'est d'abord fait la main en tant qu'assistant auprès de Kenjirô Hata (Hayate the Combat Butler, Tonikaku Kawaii) et qui s'est lancé professionnellement il y a dix ans. Auteur de déjà quelques séries dans son pays d'origine, il a notamment dessiné deux spin-off du manga-fleuve Zettai Karen Children, a conçu l'adaptation manga du film d'animation de Touken Ranbu, et planche actuellement sur celle de l'anime Akudama Drive.
Crazy Food Truck nous immisce auprès de Gordon, un homme d'âge mûr qui sillonne les routes d'un monde désertique (que l'on devine ancré dans une sorte de futur post-apocalyptique aux airs de Mad Max, au vu de quelques brefs indices) à bord de son food truck, où il concocte de bon sandwichs et autres mets avec les ingrédients qu'il parvient à trouver lors de ses chasses. Seul petit problème: les routes étant désertiques, il n'a pas un seul client... L'étonnante adolescente sur laquelle il finit par tomber (après avoir failli lui rouler dessus) va-t-il y changer quelque chose ?
En effet, un beau jour où il vaquait à son occupation habituelle au volant de son camion, il surprend, emmitouflée dans un sac de couchage au beau milieu de la route, une jeune fille prénommée Alisa, entièrement nue, et qui semble aussi joyeuse qu'à côté de ses pompes et, surtout, très gloutonne. Ne se posant aucune question sur son identité, il choisit de l'embarquer avec elle, sans doute content d'avoir enfin quelqu'un pour apprécier ses bons petits plats. Et cela, même si Alisa a une telle capacité à engloutir tout ce qu'elle trouve de comestible, qu'elle a probablement l'estomac ouvert sur une autre dimension.
Seulement, vous vous doutez bien que tomber sur une jolie jeune fille très spéciale, seule en train de dormir au milieu du désert, ça cache quelque chose: rapidement, Gordon est pris à parti et interrogé par des hommes de l'armée, qui recherchent activement Alisa pour des raisons mystérieuses. Quelques mandales plus tard, et non sans l'utilisation des technologies surprenantes du camion (un moteur à nitroglycérine et un canon géant intégré, rien que ça), et voici le drôle de duo traqué, à travers les routes désertiques et les villes moribondes du coin, par le lieutenant Kyle et ses troupes... ce qui n'empêchera par Gordon de poursuivre ses chasses aux ingrédients et ses confections de plats !
Le format manga a souvent une faculté à entremêler, généralement avec réussite, des thèmes qui n'ont a priori rien à voir, et c'est une fois de plus le cas ici avec une histoire se partageant joyeusement entre d'un côté un aspect culinaire, et de l'autre un fort côté action décomplexée dans un monde à la Mad Max où le désert est roi et où la loi du plus fort semble dominer.
Sur le plan culinaire, si l'aspect cuisine est un peu survolé (on notera quand même deux brèves fiches recette en toute fin de tome), cela permet surtout à Ogaki de se faire plaisir en dessinant des sandwichs et autres petits mets assez appétissants à voir (ce n'est pas Alisa qui dira le contraire, vu comment elle engloutit tout), et d'imaginer quelques ingrédients très légèrement farfelus à l'image des huîtres et calamars des sables (ces espèces s'étant tout simplement adaptées à leur nouvel environnement plus désertique), ceci donnant même lieu à une séquences de pêche dans le sable ponctuée d'un gros (très gros) imprévu.
Quant à la part d'action, même si les scènes de combat ne durent jamais plus de quelques pages voire quelques cases ou doubles planches, elles se veulent résolument fun et sans prise de tête: Ogaki veut juste faire du spectacle distrayant, et ça fonctionne facilement dans l'ensemble, au point de faire oublier les diverses petites facilités qui n'échapperont pas à un oeil attentif (Godron se pose zéro question sur Alisa en la récupérant au milieu de la route, le canon apparaît trop grand pour entrer dans le toit du camion, le véhicule n'a étonnamment pas la moindre égratignure en défonçant un mur...). La raison de cette réussite dans le simple divertissement cool ? Elle tient en deux points. Tout d'abord, la force bien fun de nos deux personnages principaux, entre Gordon qui pétarade comme un as et à vitesse grand V quand il a une arme en main, et Alisa qui est une véritable force de la nature capable d'aller envoyer valdinguer plusieurs ennemis en quelques secondes, ce qui donne même lieu à quelques planches (les doubles pages en particulier) très pêchues. Et ensuite, la tonalité très souvent décalée de l'oeuvre, d'une manière générale: la force colossale, l'appétit insatiable et la méconnaissance du monde extérieur d'Alisa contribuent continuellement à ce décalage rigolo, ce qui nous fait tout de suite accepter les affrontements dans ce même ton (en tête, la séquence où Alisa combat ivre).
C'est ainsi que l'on suit avec un certain plaisir la petite recette barrée que nous propose Ogaki... mais avec, en permanence, quelques interrogations que l'auteur tait pendant longtemps. Pourquoi Gordon s'est-il retrouvé à errer dans le désert avec un food truck, est-il si doué pour le combat, et a-t-il un canon dans son camion ? D'où vient Alisa, pourquoi est-elle traquée par l'armée, pourquoi ne connaît-elle rien sur la façon de se comporter dans le monde extérieur (parce que bon, si ça ne tenait qu'à elle, elle passerait sa vie à poil), et d'où lui vient son incroyable agilité et sa force au combat ? Tout simplement, qui sont-ils réellement, tous les deux ? Il faudra vraiment attendre la toute fin du volume pour en apprendre un petit peu plus là-dessus, et même s'il n'y a rien d'original ça fait le taff pour un divertissement de ce type.
Disons, enfin quelques mots sur le travail visuel du mangaka, tout à fait honnête. Si on laissera chacun juge du goût de l'auteur pour exposer les charmes certains d'Alisa, et malgré quelques visages plus lisses, la patte d'Ogaki a un certain cachet: l'auteur offre des designs convaincants autant pour ses personnages humains que pour les quelques animaux, propose des décors facilement immersifs entre les routes désertiques, les petits canyons et la ville moribonde et quasiment abandonnée de Blue Lake City, et convainc assez dans ses brefs moments de combat qui misent plus sur l'intensité du moment (d'où certaines doubles-pages) que sur un découpage vraiment limpide et travaillé (de ce côté-là, on est sur du sommaire).
Au bout du compte, ce premier volume accomplit assez bien son rôle. Bien que l'intrigue tienne pour l'instant sur un fil nylon et que l'on attendra donc de voir comment elle se développera, tout est réuni pour faire de Crazy Food Truck un bon petit cocktail, entre le mélange insolite de deux thèmes sans grand rapport, le rendu visuel assez sympathique et immersif, et l'ambiance générale qui mise vraiment sur le divertissement fun, rigolo et sans prise de tête. Espérons que les bonnes impressions se confirmeront dans les deux tomes restants !
Côté édition, Ki-oon livre un bonne copie. A l'extérieur, on a droit à une jaquette qui reste très proche de l'originale japonaise, mais où le logo-titre a été peaufiné avec de jolis effets morcelés sur les lettres. Et à l'intérieur, on trouve quatre premières pages en couleurs sur papier glacé, un papier à la fois souple, épais et assez opaque, une impression de bonne facture, un lettrage soigné, et une traduction claire et animée de la part de Guillaume Mistrot.