Clan des Poe (le) Vol.1 - Manga

Clan des Poe (le) Vol.1 : Critiques

Poe no Ichizoku

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 07 Avril 2023

Vivement attendue ici depuis son annonce par les éditions Akata en juillet 2022, la très prometteuse collection Héritages prend enfin vie en ce mois d'avril. Rappelons qu'avec cette collection, l'éditeur compte proposer des œuvres dites "patrimoniales", en nous offrant des récits d'auteurs et d'autrices incontournables de l'histoire du manga au Japon, le tout dans un grand format unique (147x210 mm) avec couverture souple, jaquette et bonus divers et variés. Et en attendant les mangas Confidences d’une prostituée de Takao Saitô (l'auteur de Golgo 13 et de Survivant) et Autant en emporte la brume d'Eiko Hanamura (une autrice décédée en 2020, vétérane du shôjo manga mais qui n'avait encore jamais été publiée en France), c'est une pierre fondatrice de tout un genre qui vient inaugurer la collection: Le clan des Poe, alias Poe no Ichizoku en japonais, première très grande série de la carrière incontournable de Moto Hagio.

Comment présenter Moto Hagio en quelques mots, pour celles et ceux qui ne la connaîtraient pas encore ? Eh bien, la tâche est ardue, tant son impact dans l'Histoire du manga et plus particulièrement du shôjo est importante.
Après avoir débuté sa carrière en 1969, elle devint rapidement la plus éminente figure de ce que l'on appelle le Groupe de l'An 24, un ensemble d'autrices qui se côtoyaient notamment dans l'appartement (surnommée "salon Ôizumi") où vivaient à l'époque Hagio et Keiko Takemiya (l'autrice du chef d'oeuvre Destination Terra, paru en France chez naBan) et qui, chacune dans un ou des domaines précis, ont considérablement enrichi les genres et les thématiques du shôjo manga, qui se cantonnait généralement à des romances et oeuvres de sports pour petites filles jusque dans les années 1960. On inclut généralement aussi dans ce groupe Riyoko Ikeda, la mangaka de La Rose de Versailles (Lady Oscar) et de Très Cher Frère, même si elle n'a jamais côtoyé le salon Ôizumi.
Moto Hagio, pour sa part, a révolutionné la science-fiction dans le shôjo via des récits comme 11-nin Iru!/They Were 11 (paru en France dans l'anthologie Motio Hagio des éditions Glénat), a posé les bases du yaoi avec Thomas no Shinzô/Le Coeur de Thomas (autrefois publié dans notre langue par Kazé Manga), et a, avec Le Clan des Poe, offert de nouvelles possibilités, de nouvelles profondeurs, de nouvelles ambitions narratives au registre du shôjo fantastique. Si bien que cette série, initialement parue au Japon entre 1972 et 1976 dans le magazine Bessatsu Shôjo Comic de Shogakukan (ce qui en fait plutôt une oeuvre de ses débuts de carrière), est souvent considérée, avec La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda, comme le premier shôjo véritablement ambitieux de l'Histoire du genre, en connaissant un succès phénoménal aussi bien auprès du public féminin que du public masculin, attirant même l'intérêt des critiques journalistiques de l'époque (alors que ceux-ci avaient tendance à bouder le shôjo jusque-là), et permettant à son autrice de remporter en 1976 le Prix Shogakukan conjointement avec un autre de ses mangas, They Were Eleven.
Depuis, l'aura de popularité du Clan des Poe ne s'est jamais démentie au Japon. Bien que la série se soit achevée en 1976, nombre de fans ont longtemps espéré et réclamé de nouvelles histoires dans cet univers, mais Moto Hagio s'y refusée pendant des décennies par peur de dénaturer son oeuvre. Ce n'est que tout récemment, à partir de 2016, qu'elle a fini par concevoir de nouveaux récits de Poe no Ichizoku : "Haru no Yume" en 2016, Unicorn en 2018, Himitsu no Hanazono en 2019, et Ao no Pandora en 2022. Comme toute série culte, l'oeuvre, initialement composée de 5 tomes dans son édition initiale, a connu bien d'autres éditions au fil du temps, la plus récente étant l'édition dite "Premium" de 2019 et se composant de deux gros pavés de près de 500 pages chacun, le tout avec un travail intégral de restauration des planches. C'est sur cette récente édition que se base la version française d'Akata.

Résumer Le Clan des Poe semble, à première vue, assez simple sur le papier: on va suivre les péripéties du dénommé Edgar et, à ses côtés, de sa petite soeur Marybelle et de son ami Allan Twilight. Recueillis par Frank et Sheila, les époux Portsnell, Edgar et Marybelle semblent tout avoir d'adolescents normaux, et pourtant voici bien longtemps qu'ils n'ont plus rien de vraiment normal: leurs parents adoptifs font en réalité partie du Clan des Poe, des Vampanellas, être quasiment immortels, qui ne vieillissent plus, cicatrisent systématiquement de leurs blessures, ne tombent jamais malades, ont juste besoin régulièrement d'un peu de sang humain pour vivre, et ne peuvent être tués que par certaines méthodes (les signes religieux catholiques, etc). Devenus eux-mêmes vampanellas par la force des choses, en premier lieu pour qu'Edgar protège sa précieuse soeur qui est tout pour lui, ils vivent ainsi depuis déjà plus d'un siècle quand commence le premier chapitre, aux alentours de 1880 en Angleterre (l'Angleterre et généralement l'occident, ça reste une belle histoire d'amour pour Hagio, qui y ancrera plusieurs autres de ses récits comme le Coeur de Thomas).

Tout juste quelques années avant une certaine Anne Rice (rappelons que son roman culte Entretien avec un Vampire est initialement paru en 1976 aux USA), Moto Hagio s'appliquait déjà à renouveler et à approfondir considérablement le mythe du vampire, renommé dans son cas vampanella. Et l'on pourrait même se demander si Anne Rice n'aurait pas eu vent du manga de Hagio pour sa propre oeuvre, tant on peut voir des similitudes sur certains points, par exemple via la ressemblance entre Marybelle du Clan des Poe et Claudia d'Entretien avec un Vampire, mais passons. Le mythe du vampire ayant été surexploité ces dernières décennies, avec nos yeux d'aujourd'hui Le Clan des Poe pourrait paraître un peu daté, mais cela n'enlève pourtant rien à son importance et à son charme, car les ambitions sont encore palpables 50 ans plus tard.

Ainsi, on a d'abord une première histoire qui sonne comme une étape cruciale, un moment charnière dans la vie de vampanella d'Edgar, non seulement parce qu'elle pose évidemment toutes les bases et l'ambiance avec beaucoup de soin, mais aussi parce qu'elle cristallise à merveille la place d'Allan et de Marybelle à ses côtés. C'est effectivement dans celui-ci qu'Edgar fait la rencontre d'Allan, ce garçon qui deviendra son compagnon d'aventure à l'avenir. pourtant, les deux garçons s'entendent mal au tout début, jusqu'à ce que toutes les pressions familiales posées sur les épaules d'Allan (statut d'héritier, mariage arrangé dont il ne veut pas, sentiment de ne pas être maître de sa vie, etc) finissent par lui faire trouver une échappatoire en acceptant de suivre Edgar. Et c'est quand arrive Allan dans la vie d'Edgar qu'arrive un tournant majeur dans l'existence de Marybelle (on n'en dira pas pus, pour ne pas spoiler), cette petite soeur qu'Edgar aime plus que tout, tant elle le raccroche encore à un sens dans son existence.

A partir de ce premier chapitre fondateur, de cette période charnière où la vie d'Edgar bascule encore en même temps que celle d'Allan et de Marybelle, Moto Hagio propose non pas une histoire linéaire, mais plutôt une successions d'histoires ayant toujours pour éléments centraux nos trois personnages principaux, ou l'un des trois, ou deux des trois. Le tout, dans un ordre qui, volontairement, n'est aucunement chronologique: d'un récit à l'autre, on vogue entre les époques passées et futures (le futur d'après 1880 mais d'avant notre époque actuelle, s'entend - par exemple avec une histoire se passant au lendemain de la Première Guerre mondiale), en différents lieux (généralement l'Angleterre, mais pas que) puisque leur condition oblige les vampanella à régulièrement déménager. De nos jours, cette construction non-chronologique a été réutilisée à maintes reprises (on pourrait par exemple citer Mermaid Forest de Rumiko Takahashi, qui traite aussi de personnages immortels par ailleurs), mais il faut se dire qu'à l'époque il s'agissait d'une chose révolutionnaire, d'un choix précurseur dans le domaine du manga. Et puis, cela convient à merveille pour nous faire ressentir l'immortalité et surtout la solitude d'Edgar, qui travers les époques en restant éternellement adolescent.

Chacune des histoires qui suivent est un régal, grâce à tout ce que Moto Hagio arrive à y insuffler.
Sur le plan graphique, on a un style qui est certes très marqué par son époque en matière de shôjo, avec ses décors fleuris ou ses yeux scintillants, car il faut rappeler que Moto Hagio est alors encore dans ses premières années de carrière, avec un style qui doit encore s'affirmer. On peut même souligner quelques silhouettes "cartoonesques" faisant très Osamu Tezuka, auteur avec lequel Hagio a évidemment grandi comme énormément d'autres. Mais quand on ajoute à ça des doubles pages ravissantes, des moments où la mangaka se débarrasse de tout découpage académique, une narration toujours limpide avec quelques sommets de lyrisme, ou même des ellipses volontairement abruptes qui rappellent encore le statut d'immortels des personnages (ils vivent depuis si longtemps que, pour eux, certains moment a priori assez longs doivent s'écouler en un rien de temps), on constate avec délice que Moto Hagio vogue à merveille entre toutes sortes d'émotions, entre les instants de joie presque innocente et les atmosphères plus mélancoliques, tristes, dures, voire un brin horrifiques.
Et sur le plan du fond, surtout, l'autrice exploite à bon escient son concept pour esquisser ou développer nombre de sujets plus profonds. Evidemment, il y a en premier lieu toutes les réflexions découlant de la condition des vampanellas, sur les deux mondes différents que sont celui des humains et celui de ces vampires (même si les vampanellas ont besoin des humains pour survivre, ils ne peuvent aucunement se mêler à eux), sur la solitude, sur la mort, sur le temps, sur l'existence même puisque Edgar s'interroge sur l'utilité des siens, sur le souvenir des gens côtoyés et dont on a dû s'éloigner ou alors qui ont disparu... Et de manière plus générale, il est aussi question de la guerre, de la pauvreté, de la folie amoureuse, ou encore du sentiment de culpabilité (comme quand Edgar en vient à regretter d'avoir fait de Marybelle une vampanella).

Il est alors passionnant de retracer, au fil de ces histoires, la vie du vampanella Edward et de ses compagnons, que ce soient les plus proches comme Marybelle et Allan, ou les simples rencontres d'un moment. L'oeuvre a forcément vieilli, pourrait apparaître datée même si le plaisir de lecture reste authentique dès que l'on es plongé dans le travail narratif d'orfèvre de la mangaka. Mais dans tous les cas, on prend bien conscience de toute son importance, de tout ce qu'elle a pu apporter dès qu'on la replace dans le contexte de son époque. Ainsi, Le Clan des Poe est un morceau particulièrement important de l'Histoire du manga, et si l'on s'intéresse réellement au média manga il est inenvisageable de laisser passer la chance d'enfin découvrir en langue française ce gros morceau. En cela, Akata ne pouvait pas proposer meilleure oeuvre pour lancer sa collection Héritages.

Pour finir, venons-en, justement, à la qualité éditoriale qui nous est proposée pour ce premier ouvrage de la collection. Autant le dire tout de suite, il n'y a qu'un seul vrai défaut (qui pourra peut-être être corrigé sur les prochains réimpressions): la transparence du papier, qui est assez marquée. néanmoins, le papier en lui même est souple et léger, en permettant au livre d'être très facilement manipulé malgré son épaisseur de quasiment 500 pages. Le lettrage d'Elsa Pecqueur est très soigné, tout comme l'impeccable traduction de Miyako Slocombe, traductrice connaissant très bien la série comme elle nous l'expliquera dans sa jolie postface. Soulignons aussi une très intéressante (bien qu'un peu ampoulée dans l'écriture) préface de Fausto Fasulo, le rédacteur en chef des revues ATOM Magazine et Mad Movies, qui s'applique à recontextualiser quelque peu la mangaka et son oeuvre. A part ça, soulignons aussi les quelques pages en couleurs pendant la lecture, la jolie petite galerie d'illustrations en couleurs et en n&b en fin de tome, les deux illustrations couleurs sur papier glacé en ouverture du tome, et même le fait que la couverture sous la jaquette soit elle aussi en couleurs avec de belles illustrations issue du tome. Enfin, on appréciera la jaquette, assez sobre et bénéficiant d'une charte graphique claire qui permettra, à l'avenir, de facilement distinguer les mangas de la collection Héritages.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs