Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 20 Février 2024
Akame Hinoshita est un mangaka que l'on avait découvert avec beaucoup de plaisir en 2020, aux éditions Komikku, avec la première série de sa carrière Les Fleurs de la Mer Egée, narrant le parcours de deux jeunes femmes dans l'Europe méditerranéenne du XVe siècle. En ce début d'année 2024, le voici de retour chez ce même éditeur avec une autre série elle aussi teintée d'Histoire et achevée en trois volumes: Céline, une vie parisienne, oeuvre qui fut prépubliée au Japon en 2022-2023, sur le site Magcomi et dans le magazine Comic Blade des éditions Mag Garden, sous le nom "Kahan no Machi no Céline" (littéralement "Céline dans la ville au bord de la rivière").
Se déroulant au XIXe siècle, l'oeuvre démarre alors que Céline François, jeune fille de 14 ans, débarque seule à Paris, sur conseil de son instructrice qui lui a demandé d'expérimenter de nouvelles choses. Ayant quitté avec trois fois rien son village près de Rouen, elle cherche à se faire embaucher par-ci par-là, mais est immédiatement licenciée pour certaines raisons: trop impassible, trop stoïque, ayant des difficultés à sourire, manquant de répondant face à des parisiens souvent pressés, on dit d'elle qu'elle vient de la lune, ce qui semble surtout être une façon de nous faire comprendre qu'elle souffre d'un trouble du spectre autistique à une époque où l'on connaissait encore très mal cela. Même si la jeune fille ne montre pas grand chose de ses émotions, sa nouvelle vie parisienne semble alors mal partie... du moins, jusqu'à ce que la chance place devant elle un vieil homme qui décide de la prendre sous son aile avec un objectif: lui faire découvrir différents jobs de la capitale française, suite à quoi elle devra lui faire des comptes-rendus pour l'aider à écrire un livre sur la vie quotidienne des gens du peuple.
Après l'Europe méditerranéenne du XVe siècle, Akame Hinoshita nous immisce donc, cette fois-ci, dans une ville de Paris du XIXe siècle qui se veut assez documenté et crédible dans son abord: tandis que visuellement on a un cadre d'époque très soigné autant dans les extérieurs que dans les intérieurs, côté histoire le parcours initiatique de Céline est un prétexte tout trouvé pour évoquer la vie des parisiens à cette période où les guerres internes étaient passées, où la Première Guerre mondiale n'était pas encore passée par là, et où des évolutions majeures avaient lieu (comme l'assainissement des eaux ou les aménagements des grands boulevards, abordés dans le tome). S'il y a beaucoup de petites choses à retenir (par exemple, les différences entre les habitations des personnes aisées et celles des moins aisées, le fait que les étages les plus hauts étaient pour les plus pauvres...), l'accent est surtout mis sur l'évocation de différents métiers de cette époque via les jobs que Céline a l'occasion de tester: couturière, domestique, lavandière, employée d'un grand magasin... le tout dans une atmosphère narrative et visuelle souvent comparable à des tableaux. Toutefois, il faut accepter la possibilité que l'auteur enjolive un peu sa vision de la ville, comme il l'avoue lui-même dans sa postface: il n'est pas question ici de montrer des faits historiques plus graves ni de plonger dans des recoins de Paris qui seraient plus miséreux, mais bien de se balader dans la capitale aune époque qu'affectionne le mangaka et avec différentes petites informations.
Grâce à ces diverses petites informations sur le quotidien d'une tranche de la population de l'époque ainsi qu'à la tonalité assez agréable de l'ensemble, cette balade parisienne est, pour le moment, agréable. Mais elle doit aussi beaucoup à sa jeune héroïne, que l'on suit avec attachement dans son parcours qui, à terme, pourrait l'aider à trouver sa voie (vraisemblablement liée à l'écriture, au vu des indices déjà donnés). Si, pour le moment, Hinoshita insiste très peu sur le trouble qui touche sûrement Céline, il distille fort bien des interrogations légitimes : pourquoi est-elle venue seule à Paris ? Pourquoi n'est-il jamais question de ses parents ? Qu'est devenue son instructrice ? Les réponses à ces questions auront-elles un lien avec son trouble ? En attendant de peut-être en apprendre davantage sur tout ça, on trouve en cette jeune fille une héroïne franchement attachante à observer, tandis qu'elle-même observe les gens. Avec son design précis et riche, son allure neutre, son incapacité à sourire normalement (le dessinateur ayant, d'ailleurs, la bonne idée de ne jamais montrer ses tentatives de sourire, mais plutôt les quelques réactions de ses interlocuteurs), ses yeux tantôt vagabonds et perdus tantôt fixes et perçants, ses quelques allures plus chibi sur certaines cases, et sa capacité à parfois parler très franchement au point de changer un peu les gens qu'elle rencontre, il y a quelque chose d'un peu serein à la regarder, et elle dégage une sorte d'aura à-part qui donne envie de la suivre toujours plus.
Au bout du compte, ce premier tome est une jolie petite surprise, comme on pouvait l'espérer de la part d'un auteur qui avait su nous séduire avec sa précédente série. On attendra avec plaisir la suite de ce tableau tantôt réaliste tantôt un peu fantasmé du Paris de l'époque, tout en espérant en apprendre davantage sur cette attachante héroïne.
Concernant l'édition française, Komikku propose une jolie copie avec une première page en couleurs sur papier glacé, un papier à la fois souple et assez opaque, une qualité d'impression convaincante, un lettrage propre, et une traduction assez claire de Melody Pages. On donnera toutefois la mention spéciale à la jaquette: là où la version japonaise tronque tout le haut de l'illustration à cause d'un titre envahissant sur fond bleu uni, pour la version française on peut profiter beaucoup plus de l'illustration, grâce à un logo-titre plus petit, en plus d'être un peu translucide et très élégant.