Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 08 Avril 2024
En 2020, les éditions Meian lançaient, dans leur collection borderline Daitan, le manga Brisée par ton amour... de ShirukaBakaUdon, de son nom original Kimi ni Aisarete Itakatta. Mais malheureusement, l'édition française dut être stoppée en 2021 après 4 volumes, à cause de la situation de la série au Japon où elle a connu plusieurs changements d'éditeurs. Au bout du compte, ce sont les éditions Akita Shoten qui ont récupéré les droits et ont relancé l'oeuvre là-bas à partir du début d'année 2023, celle-ci ayant désormais repris son cours et comptant 7 volumes à l'heure où ces lignes sont écrites. La situation étant décantée au Japon, Meian vient donc de relancer la série en France, en se calquant sur la nouvelle édition d'Akita Shoten qui possède du contenu inédit, et en reprenant l'oeuvre depuis le début.
La première question à se poser est donc de savoir si racheter les tomes pour le contenu inédit vaut le coup quand on possède déjà les quatre volumes de la première édition avortée. Là-dessus, à vous de voir, car les seules différences sont une qualité d'impression un peu meilleure, de nouvelles jaquettes (qui avouons-le, collent un peu moins au contenu déstabilisant voire choquant du récit) la présence de postfaces de l'autrice à la fin des volumes, et surtout la présence d'un nouveau chapitre bonus de quelques pages à la fin de chaque nouveau tome, ceux des trois premiers volumes étant voués à revenir sur le premier amour du personnage d'Ichika. A part ça, tout le reste est similaire à la première édition, de la présence des quatre premières pages en couleurs jusqu'aux polices d'écriture, en passant par la traduction soignée de Vincent Marcantognini qui n'a aucune difficulté à retranscrire tout l'état d'esprit très instable de Kanae.
Dès les premières pages en couleur, la mangaka pose bien l'ambiance en effectuant un choix assez ambitieux, telle qu'on en voit de temps à autre dans les oeuvres de fiction, en décidant visiblement de nous dévoiler d'emblée de quelle manière tragique son oeuvre va se finir: quelque part au Japon, un lycéen de terminale vient d'être arrêté après avoir poignardé sa petite copine, la petite copine en question étant notre héroïne, Kanae. Lycéenne de son état, la jeune fille semble assez bien entourée par ses nouvelles amies emmenées par Ichika, quand bien même elle semble souvent distraite. Mais cette nature étourdie, qui pourrait au premier abord paraître futile, cache en réalité un profond mal-être: traumatisée par de violentes brimades qu'elle a subies pendant ses années de collège, elle ne sait aucunement comment réagir en société, se sent fautive de tout et n'importe quoi, s'interroge sans cesse sur ce qu'elle doit faire ou ce qui lui arrive, n'arrive pas à faire réellement confiance aux autres... Le phénomène d'ijime qu'elle a vécu au collège l'a, en somme, brisée intérieurement, a fait d'elle une inadaptée, le pire étant qu'elle ne peut même pas compter sur le soutien d'une famille qui la dénigre et qui lui fait encore plus de reproches.
Kanae se sent détestée par tous alors que tout ce qu'elle semble demander est précisément qu'on ne la déteste pas, qu'on l'aime quelque part. Et finalement, les seuls moments où elle se sent bien, c'est quand elle se prostitue, qu'elle vend son corps à des hommes plus âgés, car tant qu'elle est gentille avec eux ils lui rendent cette affection qui lui manque absolument partout ailleurs... Alors quand, en la surprenant avec un de ces hommes mûrs, le dénommé Hiroshi vole à sa rescousse et tente de se rapprocher d'elle puis de l'aider, la jeune fille saura-t-elle enfin s'ouvrir et faire confiance ? Rien n'est moins sûr, car Hiroshi est précisément le garçon sur lequel Ichika avait flashé, et la jalousie de cette "amie" très "fleur bleue" pourrait alors être terrible...
On le comprend très rapidement, Kanae est une anti-héroïne qui, dès son adolescence, a été bafouée par les dérives d'une société que l'autrice veut ici sombre, très sombre, presque à la manière de ce que peut faire un auteur comme Shindo L dans son hentai culte Métamorphose (sorti en France chez Niho Niba), tant le mal-être de l'adolescente est profond, et tant rien ne semble pouvoir vraiment la sauver. C'est l'occasion pour la mangaka de jouer sur plein de petites tares d'une société déshumanisée, entre Ichika et ses copines qui préfèrent directement exclure Kanae de leur groupe sans même essayer de la comprendre, les gens dans la rue qui se contentent de se dire qu'elle a un grain, des personnages secondaires qui déballent leur haine du monde (l'écrivain de light novels en tête), etc... Et dans les faits, le récit est souvent déstabilisant et provoque un malaise permanent, ce qui est clairement l'un des objectifs de ShirukaBakaUdon. Cet aspect s'avère assez réussi, en particulier parce que l'autrice cherche vraiment à nous plonger au coeur même de la psychologie de son héroïne, complètement aliénée par ce qu'elle a pu subir et par son manque d'amour et de reconnaissance. Cet aspect est bien retranscrit par diverses idées: on pense notamment aux pensées intérieures très envahissantes de notre héroïne qui montrent bien son état d'esprit aliéné ainsi que ses sentiments d'infériorité/culpabilité/inadaptation obsessionnels, ou encore aux bulles noires de ses propres visions des choses qui empiètent sur les paroles bienveillantes de Hiroshi comme si elle ne voulait pas les entendre.
A tout ceci, il faut ajouter un style visuel plutôt adéquat. ShirukaBakaUdon n'hésite pas à aller assez loin visuellement, sans pour autant tomber dans trop de gratuité ou de voyeurisme (il y en a un peu, mais ça passe). Il y a des scènes de nudité, d'érotisme, de sexe immoral, et au final les prémisses d'un acte de viol brutal qui fait froid dans le dos, mais sous un dessin qui lui n'a absolument rien de sexy, car ce n'est visiblement pas le but de la mangaka. Les décors réalistes, tirés de photos, se veulent très froids afin d'accentuer le côté déshumanisé où Kanae ne semble pouvoir réellement compter sur personne (hormis son pote Narumi, et peut-être Hiroshi si tant est qu'elle parvienne à s'ouvrir à lui, mais on sait déjà que l'issue sera fatale). Certains moments se veulent un brin exagérés mais ont généralement un sens, comme quand Kanae vomit abondamment de manière bien crade.
Finalement, dans tout ceci, ce qui laisse le plus décontenancé, c'est peut-être la dernière ligne droite du tome où, en perdant pied plus que jamais, Kanae en vient à nourrir une haine si forte qu'elle provoque la pire des choses pour Ichika. Avant d'en arriver aux dernières pages particulièrement extrêmes, la mangaka prend même soin de montrer un petit peu plus les meilleurs côtés d'Ichika, qui reste une adolescente normale, fleur bleue, idéalisant son premier amour, avec une famille et des amies aimantes... ce qui rend le final d'autant plus dérangeant de façon volontaire. Mais peut-être que cette fois-ci c'est un peu trop gratuit. Seule la suite nous le dira.
En attendant, ce premier opus de Brisée par ton amour... éteint en partie les craintes qu'il était possible d'avoir au départ. Dans un style visuel, un ton, une ambiance bien sombres, extrêmes et malaisants constituant un parti-pris comme un autre et auquel on accrochera ou pas, ShirukaBakaUdon semble bel et bien avoir des choses à dire, et il ne reste plus qu'à voir par la suite si les quelques attentes se confirmeront en bien. Dans tous les cas, on a clairement ici une série à ne pas mettre entre toute les mains, et sans doute toujours l'oeuvre la plus dérangeante de la collection Daitan! à ce jour.