Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 30 Mars 2023
Annoncé par les éditions Mangetsu dès le mois de novembre 2021 pour une sortie initialement prévue pour Halloween 2022, finalement reporté de quelques mois pour atterrir dans nos librairies en cette fin mars 2023 afin de laisser le temps au dessinateur japonais d'élaborer une couverture inédite exclusivement pour l'édition française, Bibliomania est un ouvrage qui aura su susciter une certaine attente, autant pour son style graphique atypique que pour son pitch intrigant et pour le désir du label manga de Bragelonne d'en faire un très bel objet. Ce manga d'environ 320 pages, qui a pour spécificités d'avoir été pensé pour être en grand format et en sens de lecture occidental, est signé par Orval au scénario et Macchiro au dessin, deux auteurs encore inconnus chez nous et dont ce fut le premier titre. L'oeuvre a initialement vu le jour sur le web, à titre amateur, chez Creative Entertainment, au même titre que le célèbre Ranking of Kings.
Ici, tout commence lorsqu'une fillette prénommée Alice se réveille dans une pièce entièrement blanche, à l'exception d'une porte numérotée 431. Elle vient en réalité d'être projetée dans un grand manoir capable de s'étendre, et est rapidement accueillie par son hôte Ophis, un étrange être qui a un peu des allures de serpent et qui lui présente vite la situation: à l'instar de 430 autres personnes avant elle, elle a été "invitée" en ce lieu pour participer à un gigantesque "banquet" qui aura lieu une fois que 666 convives seront arrivés. Une fois que le banquet aura eu lieu, les résidents ne pourront plus jamais sortir et resteront là pour l'éternité ! Mais cela leur pose-t-il réellement problème ? En effet, non seulement rien ne semble les rattacher au monde extérieur en proie à la guerre et autres "joyeusetés", mais en plus Ophis prend soin d'exaucer tous leurs voeux jusqu'à la date fatidique. Qui plus est, il n'existe qu'un seul moyen de sortir de là, à savoir remonter une par une toutes les chambres jusqu'à atteindre la porte 000, seule ouverture sur l'extérieur. mais parvenir jusque-là s'annonce impossible, car plus on remonte les chambres et plus on voit son corps pourrir, se gangréner, se transformer... A priori, Alice aurait donc toutes les raisons de suivre l'exemple des autres résidents et de se contenter de vivre un bonheur factice en restant enfermée pour voir ses rêves s'exaucer. Mais la fillette n'est pas comme ça: tout sourire, comme si elle avait une idée en tête, elle s'élance innocemment dans la traversée des chambres, bien décidée à atteindre la porte 000...
Avec la traversée des chambres par Alice, Bibliomania aurait pu se résumer à un schéma narratif simple et redondant, mais nous allons vite voir que ce ne sera pas le cas, et qu'en réalité ce concept de chambres à traverser permet aux auteurs d'exploiter différentes choses, la première d'entre elle étant l'idée que le monde est, paraît-il, laid à l'extérieur, et que c'est bien pour ça que nombre de résidents semblent se complaire dans ce qu'Ophis leur offre.
Il apparaît effectivement très vite ici que chaque résident rencontré ou croisé par notre héroïne a des raisons de fuir le monde extérieur, ce qui laisse l'occasion à Orval et Macchiro de mettre le doigt sur différentes tares de notre monde : les brimades, la guerre, le rejet de la laideur, la maladie, la vieillesse, l'ignorance, les pressions autour du travail, du mariage ou du fait de devoir être un "adulte accompli", la détérioration du foyer familial qui ne correspond pas aux idéaux qu'on s'en faisait... sont autant de choses que le binôme de mangakas esquissent, pour mieux leur opposer la possibilité qu'offre ce manoir de réaliser les rêves de ses résidents, rêves pouvant être très variés mais découlant toujours de leurs tourments passés issus de la réalité. Il s'agira pour eux de se venger, de pouvoir voler, de devenir un superhéros à succès pour enfin avoir une reconnaissance, d'être éternellement jeune, de pouvoir déchiffrer le plus de connaissances possible... Mine de rien, les auteurs posent alors un certain regard sur notre monde et sur ce qui fait l'humain autant en bien qu'en mal, à travers ce récit aux allures souvent sinistres et inquiétantes, et où le surnaturel cache une vraie par d'horreur.
Si l'ensemble aurait pu devenir redondant, les deux mangakas nous offrent en réalité une narration maligne pendant une bonne partie de l'oeuvre, en alternant entre le parcours présent d'Alice dans ce manoir et son parcours avant d'en arriver là, alors qu'elle semblait volontairement rechercher quelque chose. La jeune fille possède ainsi sa part énigmatique, car tout laisse penser qu'elle s'est jetée de son plein gré dans la gueule du loup, ce qui expliquerait aussi le fait qu'elle reste tout sourire malgré tout ce qui se passe... Alors, qui est-elle réellement, et quel est son but ? Cela, on finira évidemment par le découvrir, pour un résultat où les auteurs parviennent à cristalliser certaines belles choses autour des livres, du pouvoir d'évasion qu'ils peuvent avoir, et de l'infinité d'histoires, de mondes, de possibles qu'il renferment. D'où, sans doute, le titre "Bibliomania" de l'oeuvre, ainsi que le petit clin d'oeil à "Alice au Pays des Merveilles".
Enfin, le concept-même ce l'ouvrage permet à Macchiro de laisser parler toute son imagination sur le pur plan graphique, ne serait-ce qu'en offrant de nombreux changements de styles visuels au fil des pages. le dessinateur se montre capable d'alterner entre une épure totale (comme pour les premières pages largement dominées par le blanc), un certain réalisme, des élans beaucoup plus surréalistes, des planches à la densité furieuse, de pures visions horrifiques ultra détaillées... L'un des exemples les plus frappants de ces changements de ton graphiques étant sans aucun doute Alice elle-même: petit à petit, nous allons voir son physique initial, tout léger, épuré, mignon et gracile, connaître des transformations physiques peu ragoûtantes et toujours plus denses visuellement, au fur et à mesure qu'elle avance vers la fameuse porte 000, pour un résultat qui aura de quoi régaler les fans de body horror.
A l'arrivée, on peut assurément dire que Bibliomania est une excellente trouvaille méconnue de la part de Mangetsu, et que l'on comprend pourquoi l'éditeur a souhaité lui offrir une édition luxueuse. Derrière un concept au premier abord simple mais intrigant, on trouve un récit posant un certain regard sur notre monde et cristallisant bien tout le pouvoir des livres, le tout porté par une narration astucieuse et par un travail visuel vraiment prenant dans ses libertés créatrices et dans sa diversité.
Enfin, comme dit plus haut, pour cet ouvrage l'éditeur a souhaité proposer une édition de qualité supérieure, et dans l'ensemble le résultat est là, même si le prix de 22,95€ pourra sembler un peu élevé. En plus du grand format, le rendu "beau-livre" est sublimé par la présence d'un signet marque-page, par la reliure de qualité supérieure, par le marquage brillant argenté sur le dos, par la couverture cartonnée rigide, et surtout par l'illustration exclusive de la couverture qui est en relief et qui reprend ingénieusement la couverture du grimoire dont il est question dans l'histoire. Et à l'intérieur, c'est tout aussi satisfaisant: le papier est à la fois souple et opaque, l'impression est très bonne, la traduction d'Anaïs Koechlin est impeccable, et le lettrage de Catherine Bouvier est en permanence très soigné pour accompagner à merveille notre immersion dans ce récit.