Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 06 Avril 2023
C'est un manga au parcours un petit peu atypique que les éditions Ki-oon lancent dans leur collection seinen en ce début de mois d'avril: Badducks. Cette oeuvre, désormais bouclée en 4 volumes au Japon, était initialement vendue au chapitre à titre amateur lors de conventions, avant d'être repérée par les éditions Futabasha qui l'ont alors prépubliée sur leur site Web Action en 2021-2022, puis l'ont sortie en tomes brochés. Il s'agit de la toute première série de Toryumon Takeda, une autrice qui a donc d'abord fait ses armes dans le milieu du doujin. Mangaka autodidacte qui n'avait jamais dessiné le moindre manga avant 2018, elle fut remarquée dès cette année là avec sa toute première histoire courte, "Daisuki na Tsumadatta". parallèlement à Badducks, elle a aussi eu l'occasion de concevoir d'autres récits brefs, notamment pour le prestigieux magazine Comic Beam, le tout ayant donné lieu à la sortie au Japon, en avril 2022, d'un recueil nommé Ato Ippo, Soba ni Kite. En somme, on peut dire que l'artiste s'offre un début de carrière intrigant, et qu'elle méritera sûrement d'être suivie dans les années à venir, d'autant plus que son Badducks est loin d'être inintéressant.
Badducks nous immisce dans un monde fictif, en partie inspiré des Etats-Unis comme l'attestent certaines inspirations dans les designs et dans les lieux ainsi que l'utilisation du dollar comme monnaie. Dans ce monde, en plus des humains, on trouve visiblement un paquet d'espèces dites non-humaines, qui ont toutes leurs petites particularités.
Avec ses antennes sur la tête, la dénommée Lisa fait partie de ces espèces, qui plus est en étant l'une des deux derniers représentants avec son compagnon Luka (ou Lou). De par leur rareté et, visiblement, la préciosité de leur sang, ces deux-là sont retenus, au sein de la mafia de la ville de Rado, par le boss qui se fait appeler professeur Nguyen, ce dernier étant bien décidé à exploiter leur sang pour diverses expériences. Lisa et Luka espèrent bien pouvoir s'échapper de cet enfer un jour, mais les choses ne se dérouleront pas comme prévu.
Morgan Gray, lui, est tout ce qu'il y a de plus humain, mais ne vit pas plus heureux pour autant: âgé de seulement dix ans, il découvre un beau jour que ses parents, des incompétents qu'il ne tenait pas en estime et qui ne s'occupaient pas de lui, se sont suicidés après avoir accumulé de lourdes dettes. Qu'à cela ne tienne: il se débrouillera pour vivre et grandir !
Vingt ans plus tard, Morgan semble effectivement avoir réussi à s'en sortir: il est toujours vivant, n'est pas le plus à plaindre, et a même une ravissante et aimante petite amie qu'il s'apprête à demander en mariage. Mais le destin va en décider autrement, quand les frasques passées de ses parents le rattrapent: ces deux-là s'étaient endettés à hauteur de 500 millions de dollars auprès de Nguyen, et ont osé mettre leur fils en garant, si bien qu'il hérite de cette dette (vraiment, c'était de bons parents). Il n'a alors pas d'autre choix que de se plier aux exigences du professeur, qui le sépare de sa dulcinée, le force à donner ses organes et, surtout, le soumet à ses expériences souvent mortelles. Notre homme se réveille, mais est-ce vraiment une chance ? Il a beau constater rapidement qu'il a désormais une force herculéenne, il a tout perdu, n'a même plus d'état civil, et est désormais défiguré avec diverses cicatrices sur le visage et un gros tuyau dans la nuque. Mais alors qu'il se dit qu'il aurait préféré mourir, il voit se rapprocher de lui la fameuse Lisa, désormais seule représentante de son espèce, que Nguyen cajole donc même s'il la réduit à un rôle d'hôtesse, mais qui est déterminée à s'enfuir... avec notre héros, dont elle a vu la puissance. Le plan d'évasion se déroule sans accrocs... ou presque. Car en cambriolant le logement du riche fils du maire (un fils à papa prétentieux, idiot et pourri) pour avoir de l'argent pour leur voyage, le binôme trouve dans une valise une surprise pour le moins inattendue: un bébé, fruit d'une relation adultère du fiston du maire dont personne ne veut visiblement, et qu'ils décident d'embarquer dans leur cavale...
Même si l'on aurait largement apprécié que la mangaka prenne un peu plus de temps pour bien poser les spécificités de son univers (en particulier autour de l'existence de nombreuses espèces non-humaines), il faut avouer que les débuts de Badducks arrivent assez facilement à emballer, en premier lieu grâce au parfum de road trip porté par un trio de personnages principaux plutôt improbable, ces trois-là étant déjà vouée ici à se frotter à diverses premières péripéties: un flic trop collant, un autre cambriolage où ils ont le donc d'enchaîner poisse sur poisse, l'envoi par Nguyen et par le fils du maire de sbires pour les traquer... ou, tout simplement, le cas du bébé prénommé Boz: faut-il le garder, ou le larguer avant de s'y attacher ? Même si Morgan et Lisa ne sont pas d'accord là-dessus au départ, la réponse à cette question est évidente, et on attendra avec intérêt de voir quelle place prendra ce tout jeune enfant sur la longueur, d'autant plus que le récit est voué à s'étaler sur douze années comme l'avoue la mangaka dans sa postface. Dans l'immédiat, une chose est déjà sûre: Boz renvoie forcément Morgan et Lisa à leurs rêves passés...
A part ça, les débuts de ce périple sont aussi l'occasion pour Morgan et Lisa de se découvrir, entre lui qui va devoir apprendre à maîtrise un corps certes très puissant mais qui peut aussi se détraquer jusqu'à ne plus répondre, et elle qui ne peut pas courir car Nguyen lui a taillé les talons pour l'empêcher de fuir (raté) et qui a en réalité déjà 69 ans derrière son minois de jeune adulte (car les membres de son espèce peuvent vivre plus de deux siècles).
Quant aux dessins, ils sont plutôt bons dans l'ensemble. On pourra quand même reprocher quelques petites choses: certaines trames trop grossières (notamment pour remplir le ciel parfois), et l'absence d'onomatopées qui est souvent un choix artistique intéressant mais qui pèche ici par instants, comme en page 89 où il y a un coup de feu que rien n'indique. Mais dans l'ensemble, c'est franchement prometteur: le découpage se veut assez nerveux quand il le faut, les décors sont généralement fort bien grattés, et côté designs l'autrice propose un très chouette rendu avec une certaine densité dans le trait et dans les détails, une pointe d'inventivité via les petites particularités des différentes espèces (antennes, oreilles pointues, crocs pointus... sans oublier l'allure unique de Morgan avec son tuyau dans la nuque), et beaucoup d'expressivité.
Début globalement convaincant, donc, pour Badducks. Bien que l'univers de fond aurait mérité d'être un peu plus exposé pour accentuer l'immersion, Toryumon Takeda nous propose un début de cavale suffisamment tonitruant pour nous tenir en haleine et pour donner envie de lire la suite, le tout avec une patte graphique certes balbutiante sur certains aspects mais qui a bel et bien une identité propre. Affaire à suivre, en espérant que les belles promesses se confirmeront !
Concernant l'édition française, c'est du tout bon pour Ki-oon: la jaquette reste très fidèle à l'originale japonaise avec un rendu vraiment cool, le papier allie épaisseur et souplesse même s'il est parfois très légèrement transparent, le lettrage du Studio Charon est convaincant, et la traduction de David Le Quéré est aussi fluide qu'emballante.