Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 29 Mai 2024
Spécialisées dans la bande dessinée pour enfants et adolescents, les éditions indépendantes Kinaye embrassent des horizons larges dans leurs publications, y compris des œuvres qui semblent inspirées du manga et qui puisent dans des horizons japonais. C'est en ce sens que leur catalogue a récemment accueilli "Anzu et le Royaume des Ténèbres", bande dessinée signée Mai K. Nguyen, et premier volume d'une série qui sera complète en deux tomes. Toutefois, ce premier volume présente une aventure qui lui est propre, si bien qu'il peut tout à fait être considéré comme un one-shot.
Son autrice, une artiste d'origine californienne, a nous a été présentée auparavant par l'ouvrage "Pilu des Bois". Aussi, évoquer la connexion de certaines œuvres nées en occident avec le folklore japonais a du sens avec l'ouvrage qui, en plus de proposer une plongée dans les mythes nippons, nous propose une vraie réflexion sur la notion d'identité.
Anzu est une jeune fille japonaise qui vit dans des contrées occidentales. Loin de son pays, elle a pourtant toujours vécu selon les coutumes de celui-ci, mais n'a jamais su concilier ses origines avec sa vie dans un pays lointain, ni à être totalement acceptée dans sa nationalité. C'est tout particulièrement suite au décès de sa grand-mère, il y a des années de ça, qu'Anzu s'est fermée au Japon, reniant même son prénom en se faisant appeler "Anne".
Tandis que la fête de l'Obon célèbre les ancêtres qui nous ont quittés, Anzu croise un chien errant qui lui vole son pendentif, souvenir de sa grand-mère défunte. En se ruant à sa poursuite, la jeune fille traverse une barrière anormale qui la mène à Yomi, dimension entre le monde des morts et celui des vivants où se réunissent toutes les entités imaginables du folklore nippon à la période de l'Obon. Mais parce qu'Anzu n'a pas sa place ici, une course contre la montre s'engage pour rejoindre sa réalité. Une aventure qui n'aura rien de simple puisqu'une prédatrice de choix va jeter son dévolu sur l'adolescente : Izanami.
"Anzu et le royaume des ténèbres" nous happent immédiatement par son ambiance visuellement séduisante. Mai K. Nguyen n'est pas une mangaka, mais son style arrondi et la fidélité de son adaptation graphique des entités mystiques nippones et autre yokai placent le lecteur de manga dans un terrain familier. Une impression d'autant plus réussie grâce à la palette de couleurs utilisées qui, grâce à leurs notes ternes, mais leur grande variété, dépeignent un monde de Yomi à la fois inquiétant et enchanteur.
Dans son intrigue, l'ouvrage propose une aventure dont le schéma narratif ne se révèle pas particulièrement dépaysant, surtout pour quelqu'un qui serait habitué aux films d'aventure aux teintes surnaturelles comme ceux du studio Ghibli. En se lançant dans la lecture, on comprend assez vite là où l'artiste souhaite nous mener. Est-ce un mal ? Pas nécessairement, tant la lecture parvient à montrer une vraie richesse sur bien des plans, à commencer l'attrait du visuel et de la couleur qui ne nous quitte pas de la première à la dernière page. C'est aussi dans son scénario, ses thèmes et son univers que l'ouvrage est d'une grande densité. Mai K. Nguyen ne s'est pas attaquée au folklore nippon par hasard, aussi les références aux divers mythes locaux sont légion, et un respect a été apporté à la manière de les réinterpréter et de les inclure dans le scénario. C'est notamment évident en ce qui concerne la place de la déesse Izanami, vrai antagoniste du récit qui jouit d'une vraie symbolique, elle-même liée aux dilemmes vécus par l'héroïne. Ainsi, "Anzu et le royaume des ténèbres" est une bande dessinée qui questionne que les origines et la manière de les afficher dans une société lissée et réticente aux mélanges des cultures. C'est par le voyage initiatique, et quasi philosophique, d'Anzu que cette dernière trouvera des réponses à ses questions, tout en se frottant à l'immensité du monde de Yomi, univers de ténèbres dont le gardien lui-même cherche sa place dans cette dimension qui est pourtant la sienne.
Pour développer tout ça, l'aventure ne manque jamais d'action ni d'enjeux. L'antagoniste qu'est Izanami apporte une vraie menace tandis que plusieurs petits rebondissements ponctuent l'aventure sur un rythme bien calibré, chaque avancée du scénario venant enrichir les thématiques et les questionnements des personnages. C'est en ce sens que l'issue de l'histoire se dessine assez rapidement, puisqu'on devine que l'ouvrage n'ira pas dans une bad ending, ce qui n'aurait pas grand sens. Néanmoins, connaître la finalité thématique est une chose, mais il est différent de l'apprécier pleinement par les enrichissements d'un univers, les liens entre personnages attachants, les chamboulements scénaristiques apportés, les petites symboliques soudaines et bien pensées et, encore une fois, par la patte si jolie de Mai K. Nguyen.
"Anzu et le royaume des ténèbres" est un conte fantastique au fond certain, et une lecture rafraichissante et solide à mettre entre les mains des petits et grands, tant sa richesse en fait un ouvrage capable de parler à toutes et à toutes.