Amour Placebo Vol.1 - Actualité manga

Amour Placebo Vol.1 : Critiques

Romance Bôfu Iki

Critique du volume manga

Publiée le Mercredi, 28 Juin 2023

Chronique 2 :


C'est un euphémisme de dire que la talentueuse Akane Torikai est devenue, ces dernières années et au fil de plusieurs publications, une figure essentielle du catalogue des éditions Akata, cristallisant à elle seule pas mal de sujets chers à l'éditeur comme la condition féminine, les rapports hommes/femmes et les portraits critiques de notre société contemporaine. De ce fait, il n'y a rien d'étonnant à avoir vu l'autrice revenir chez l'éditeur en février dernier avec Amour Placebo, un diptyque dont le deuxième et dernier volume paraîtra dans notre langue dans quelques jours.

De son nom original Romance Boufu Iki (que l'on pourrait traduire littéralement par "Tempête Romantique"), cette oeuvre a connu au Japon un parcours un petit peu particulier puisque, à l'instar du Siège des exilées (un autre manga de l'autrice paru lui aussi en France), elle n'a pas été prépubliée dans un magazine de mangas, mais plutôt dans une revue culturelle: le Weekly Spa! des éditions Fusôsha, plutôt destiné à un public masculin. La série a été conçue par Torikai en 2017-2018, donc un peu avant qu'elle entame son excellente dernière série en date Saturn Return (elle aussi proposée par Akata dans notre pays). Et elle a suffisamment été remarquée dans son pays d'origine pour avoir droit là-bas, pendant l'été 2022, à une série live télévisée.

Amour Placebo nous immisce auprès Tamio Satô, un homme qui, désormais âgé de la trentaine passée, est on ne peut plus désabusé par la vie. Côté professionnel, ce professeur d'art, malgré des études dans une grande école, ne travaille qu'à temps partiel en peinant à trouver un emploi stable, si bien que ses revenus sont limités. Et en conséquence, sur le plan personnel, voici plus de six ans qu'il ne connaît que le célibat, ce qui le pousse à poser un regard un peu cynique sur ce qui l'entoure: il peine à croire que sa bonne amie de l'époque de la fac Shibauchi va bientôt se marier tandis que lui ne trouve personne, il se laisse aller à quelques clichés dans son regard sur les femmes qu'il aime juger sur leur apparence et leur physique (par exemple, telle femme a une tête à aimer le sexe, etc), il a désormais conscience que les occasions de faire des rencontres sont de plus en plus rares... et en plus de ça, son avis sur lui-même ne l'aide pas à avoir confiance: il se trouve pas spécialement beau, plus petit que la moyenne, pas sportif, doté d'un dos voûté, sans doute voué à devenir chauve en vieillissant... Pourtant, au fond de lui, cet homme n'a toujours voulu qu'une seule chose: trouver l'amour véritable. Il pensait que ça arriverait naturellement, sans forcer les choses, et que quelque part une femme est venue au monde pour n'aimer que lui. Des choses dont, aujourd'hui, il n'est plus du tout si sûr, surtout à une époque où des choses comme les bons revenus et le fait d'être un "bon parti" semblent bien plus importantes que l'amour pour se marier. Bref, Satô n'a plus beaucoup d'espoir... du moins, jusqu'à ce qu'une décision cruciale dans son existence ne semble changer la donne. Recherchant le contact physique qui lui manque tant dans cette société, il finit par se rendre dans une maison close et y rencontre Serika, une jeune femme de 21 ans venant tout juste de débuter dans le métier et qui provoque en lui un sentiment particulier...

"J'ai eu l'impression qu'elle était le genre de personne incapable de trouver sa place dans ce monde."

D'emblée, avec sa façon de rire à son entrée, Serika lui apparaît loin des clichés sur les prostituées: elle lui apparaît sincère, et n'en finit pas de trouver sa façon d'être et son regard lumineux fascinants. Apprenant bientôt l'intérêt de la jeune femme pour l'art, il engage avec elle des discussions plus poussées et sincères, loin du simple cadre client/prostituée, au point de même commencer à la voir régulièrement en dehors de la maison close où elle enchaîne les passes. Quand elle semble un peu perdue dans son parcours personnel, il a le sentiment qu'elle est comme lui, et que c'est ensemble qu'ils pourront enfin trouver leur place dans le monde. Il veut discuter et en apprendre toujours plus sur elle, il a l'impression d'être regardé sans les préjugés habituels par cette jeune femme, il la trouve exceptionnelle en toutes circonstances quand bien même elle s'estime ultra banale. Alors, tout simplement, il se met à l'idéaliser, veut croire que c'est le destin qui a placé Serika sur sa route, cherche à se persuader qu'elle est son âme-soeur...mais Serika est-elle totalement ce qu'elle semble être ?

Evidemment, c'est sur cette interrogation permanente entre le vrai et le faux chez Serika qu'Akane Torikai joue beaucoup tout au long de ce premier tome, jusqu'au bouleversement des derniers chapitres. On le sent bien, il y a constamment un doute qui subsiste sur la jeune femme. Ici, Shibauchi ne cesse de déclamer que cette situation est bizarre et que cette Serika est avant tout une prostituée devant fidéliser les clients pour avoir leur argent. Là, dans les nombreuses pensées de Satô, on sent bien que lui-même, bien qu'il semble se sentir réellement attiré et en harmonie avec cette fille, s'auto-persuade qu'elle est son âme-soeur en ne voulant pas voir les possibles doutes, comme s'il ne pouvait plus se rattacher qu'à elle dans cette société où il ne rencontre plus personne s'intéressant à lui. Mais évidemment, les choses ne sont pas si simples, et c'est en se faisant un peu trop intrusif dans la vie de Serika que Satô finira par découvrir quelque chose qui fera tout chavirer.

Sur le plan narratif, on découvre ici Akane Torikai sous un jour presque nouveau puisque, contrairement à la très grande majorité de ses oeuvres, elle nous place ici depuis un point de vue masculin, celui de Satô. Toute l'histoire passe à travers lui: c'est lui qui raconte son histoire, ce sont uniquement ses pensées que l'on suit... et le moins que l'on puisse dire est que la mangaka propose ainsi un excellent travail d'immersion sur les différentes facettes du mal-être affectif de cet homme, mais aussi sur la façon dont il idéalise Serika, une femme sûrement plus complexe que l'image qu'il s'en fait, et sur qui nous n'avons sans doute pas fini d'en découvrir dans le deuxième tome. Et alors, au-delà de l'évident petit portrait critique de notre société actuelle (l'omniprésente solitude, la difficulté de faire de vraies belles rencontres sincères quand tout semble n'être question que de revenus et de "bon parti"...), Torikai glisse aussi voire surtout des réflexions à plus petite échelle sur les rapports homme/femme, les mensonges, l'hypocrisie...

En résulte un premier tome particulièrement réussi, riche, nuancé, intrigant de par la part de mystère de Serika, et même un peu dérangeant parfois. Inutile de dire, donc, que l'on attendra avec beaucoup d'impatience et de curiosité la deuxième moitié de ce diptyque.

Au niveau de l'édition française, soulignons tout d'abord qu'Akata a pu s'offrir une belle exclusivité, à savoir des illustrations de couverture entièrement redessinées par Torikai exclusivement pour notre pays, le tout relevé d'un logo-titre sobre. A l'intérieur, on trouve un papier épais et opaque permettant une excellente qualité d'impression, un lettrage propre d'Erwan Charlès, et une excellente traduction de Gaëlle Ruel (déjà à l'oeuvre sur tous les autres mangas de Torikai parus en France), celle-ci se voulant naturelle jusque dans les petites différences de langage entre le trentenaire Satô et la vingtenaire Serika.



Chronique 1 :


Akane Torikai est devenue, avec le temps, une autrice phare des éditions Akata qui publient progressivement toute l'œuvre de l'artiste, ou du moins celles qui correspondent à son air seinen. La venue de la mangaka au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, en janvier 2023, a marqué la volonté d'Akata de poursuivre avec le travail de l'artiste. Aussi, c'est à la même période, certainement pour célébrer sa venue en France, que la maison a proposé le premier tome de la courte série Amour Placebo.

Au Japon, le manga a vu le jour en 2017, sous le titre Romance Bôfu Iki, au sein du magazine Spa! des éditions Fusôsha. Une courte œuvre, puisqu'elle s'est achevée en décembre 2018, avec son second opus. En 2022, elle regagna un peu de lumière grâce à une adaptation en un drama de 5 épisodes.

Professeur d'arts, Tamio Satô peine à trouver un emploi stable, la faute à sa spécialité, souvent mise sous la touche, ne donnant qu'à des opportunités de remplacement. En amour, le bilan est le même : Nulle ne s'intéresse à lui, ce qu'il met sur le compte de la société qui ne permet qu'aux personnes en bonne situation professionnelle de trouver un bon parti. C'est en sollicitant les services d'une prostituée que Satô fait la rencontre de Serika, une femme de joie avec qui le courant passe plutôt bien. De fil en aiguille, les deux adultes dépassent la relation de simple clientèle, pour nouer un rapport plus intime. Pourtant, la situation de Serika ne lui permet pas de pleinement embrasser une idylle avec Satô... Dans cette société si codifiée, leur relation a-t-elle un avenir ?

Dans sa démarche de traiter les interactions humaines au sein de notre monde, Akane Torikai s'attaque aux difficultés de s'épanouir en amour, dans une société qui place des impératifs au premier plan, par rapport aux sentiments. L'histoire est donc celle d'un homme qui met sur le dos de cette société ce néant relationnel, dont le destin changera après sa rencontre avec Serika, une prostituée à laquelle il a acheté les services. Mais là aussi, malgré l'alchimie évidente entre eux, Satô va se rendre compte que la loi sociétale reste plus forte que tout.

Le propos d'Amour Placebo ne manque donc pas d'intérêt, et donne lieu à un drame autour d'un amour presque interdit entre deux êtres particulièrement complémentaires. Or, la problématique de la série ne pourra être jugée qu'à son achèvement, car sa complexité va de pair avec certains rebondissements de fin de tome qui nous pousserait à revoir nos acquis par rapport aux personnages et à leur situation. Alors, le sous-texte permet la rencontre et la liaison de deux protagonistes émouvants dans leurs rapports, Akane Torikai livrant ici une tranche de vie envoutante et qui, d'un certain point de vue, met du baume au cœur, en opposition totale avec le discours de fond, donc.

Individus ordinaires, aux situations professionnelles moins classiques que celle d'employé de bureau, Satô et Serika ne manquent pas de charme. Découpé en 24 chapitres relativement courts, ce premier tome est celui de leur rencontre, leurs émois, leur amour naissant, le tout avec une certaine innocence qui n'est pas sans rappeler celle des premiers amours, ceux de l'adolescence. Sauf que les personnages sont des adultes, confrontés à des problématiques d'adultes, ce qui les rattrape forcément à plusieurs moments du récit. Alors, on savoure cette relation, douce et bien souvent charnelle, comme celle de deux jeunes individus qui se découvrent et découvrent leurs corps. Une émotion particulièrement bien communiquée par la patte d'Akane Torikai qui est plus expressive que sur certaines de ses histoires froides, comme "En proie au silence", et qui aide donc à s'immerger dans cette relation. Pourtant, c'est aussi avec l'incertitude qu'on déguste la lecture, avec le sentiment que quelque chose pourrait bloquer entre les deux personnages. En ce sens, un certain mystère se développe peu à peu, surtout autour du personnage de Serika, et la conclusion de cette première moitié d'histoire ne désamorce pas notre envie de suivre le récit jusqu'au bout.

Amour Placebo, au-delà de ses problématiques sociétales intéressantes, mais qu'on ne jugera qu'une fois l'histoire bouclée, procure quelques élans de douceur, le tout sur une intrigue qui gagne en complexité, jusqu'à planter de nouveaux enjeux en fin d'ouvrage, faisant définitivement sortie l'œuvre de l'innocence qu'on pouvait ressentir jusque là. Akane Torikai nous régale, une nouvelle fois, et il y a de quoi avoir hâte de découvrir le fin mot de cette histoire.

Côté édition, Akata reste dans ses habitudes, avec un ouvrage bien conçu et aux bonnes finitions. On saluera le travail de couverture de Clémence Aresu qui saisit habilement le style de la mangaka et l'ambiance du titre, le lettrage propre d'Erwan Charlès, et la traduction bien dosée de Gaëlle Ruel qui retranscrit les moult subtilités du récit et des personnages.


Critique 2 : L'avis du chroniqueur
Koiwai

16 20
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
16 20
Note de la rédaction