A Tire d'Aile - Actualité manga

A Tire d'Aile : Critiques

Habataki ~Ein Marchen~

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 11 Mars 2022

Annoncé par Noeve Grafx il y a quasiment un an, le 17 mars 2021, pour une sortie initialement espérée au mois de septembre de l'année passée, A Tire-D'aile fait partie de ces oeuvres ayant connu un assez long report, du fait des pénuries de papier et des hautes exigences de l'éditeur concernant la qualité de fabrication de ses ouvrages. Si bien que c'est finalement en ce mois de mars que l'on peut enfin découvrir cette première publication française d'Ikuko Hatoyama. "Première", oui, car cette artiste a beau être active au Japon depuis la fin des années 1990 et être assez réputée pour ses qualités esthétiques ainsi que ses mangas d'avant-garde (elle a notamment travaillé pour le célèbre magazine Garo), elle restait jusque-là totalement inédite dans notre pays. On ne peut donc que remercier Noeve Grafx qui, malgré son jeune âge dans le monde de l'édition de manga, a pris le pari de la faire découvrir. Tout comme on peut remercier la traductrice, l'excellente Ryoko Akiyama, qui a visiblement permis la mise en contact de Noeve Grafx avec cette mangaka. Le mieux étant que l'aventure Hatoyama ne s'arrêtera pas là chez Noeve Grafx puisqu'un autre de ses travaux, Dovecote Express, est également prévu prochainement.

De son nom original Habataki Ein Märchen, A Tire-D'aile est un one-shot sorti au Japon en 2018 aux éditions Kadokawa après une prépublication dans le prestigieux magazine Comic Beam, magazine renommé pour sa haute qualité artistique, avec des mangakas à la patte visuelle et narrative personnelle et affirmée (on peut citer, entre autres, Gou Tanabe, Atsushi Kaneko ou Suehiro Maruo, qui sont tous passés dans les pages de ce magazine à plusieurs reprises). Ici, Ikuko Hatoyama adapte une nouvelle méconnue d'un poète et écrivain japonais qui, lui, n'est plus à présenter: Tatsuo Hori (1904-1953), connu notamment pour son roman Le vent se lève qui a inspiré le film éponyme à Hayao Miyazaki, et qui fut notamment un grand amoureux de certains écrivains français comme Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau, André Gide, Marcel Proust ou encore Paul Valéry (le titre de son roman Le vent se lève venant, d'ailleurs, d'un vers du poème "Le Cimetière marin" de Valéry), qu'il contribua beaucoup à faire connaître au Japon.

Cet amour pour les oeuvres françaises de Tatsuo Hori, on le retrouve d'ailleurs dans A Tire-D'aile puisque Kiki et Gigi, les deux garçons faisant office de personnages principaux et vivant au début du XXe siècle, sont fascinés par les aventures du criminel Zigomar, un personnage de fiction existant bel et bien dans notre culture littéraire, bien qu'il soit un peu tombé dans l'oubli de nos jours. Inventé par l'écrivain Léon Sazie, il fut réellement le héros de plusieurs romans et nouvelles entre les années 1910 et 1930, et fut même adapté à quatre reprises en films muets entre 1911 et 1913.

C'est donc des folles, libres et parfois peu morales aventures de ce criminel que nos deux héros et leur petite bande de gosses sont épris, jusqu'à imaginer vivre les mêmes aventures que lui, chacun des gamins endossant le rôle d'un des personnages des romans et films de Zigomar. Et parmi eux, Gigi est celui qui attire le plus l'attention: si beau, si charismatique, et pourtant parfois si inquiétant, voire si fragile car il refuse d'admettre la mort horrible de sa mère. Un peu abandonné, Gigi vit à travers Zigomar, et ne cesse d'intriguer Kiki qui veut apprendre à le cerner... mais à quel prix ? En effet, d'étranges évènements, à commencer par des vols orchestrés par un garçon accompagné d'un pigeon, ont lieu en ville ces derniers temps...

S'il aurait pu n'être que le récit d'aventures imaginaire d'une bande de gosses comme les autres, le récit imaginé par Tatsuo Hori se révèlera, sous la plume d'Ikuko Hatoyama, comme bien plus que ça, en distillant, dans une atmosphère aussi fascinante que déroutante, le portrait de jeunes garçons tâchant d'échapper à leur réalité par le biais de ces aventures, en particulier dans le cas de Gigi qui, derrière son aspect fascinant, cache ses troubles et son mal-être en poussant à fond son rôle de "Zigomar", comme une véritable échappatoire et un désir de prendre réellement son envol.

Cette histoire, initialement ancrée dans une ville non-précisée par le romancier d'origine, a été "recadrée" par Hatoyama, celle-ci avouant s'être grandement inspirée du Paris de la Belle-Epoque. Un cadre assez français, donc, qui est une forme d'hommage de la mangaka à l'amour que pouvait avoir Hori pour les écrivains de notre pays. Et cette inspiration, Hatoyama a tâché de la pousser à fond artistiquement: connue à la fois pour sa grande exigence graphique et pour son grand intérêt pour l'Europe du XXe siècle, la dessinatrice s'en donne à coeur joie en croquant des décors et vêtements denses, précis, millimétrés, pour lesquels elle s'est volontiers inspirée de la mode édouardienne de l'époque et de certaines photos d'artiste français bien connus (Robert Doisneau et Brassaï en tête). Et le résultat est visuellement saisissant, dès lors qu'il se couple à de vraies merveilles de mise en scène, d'angles et de découpages au fil desquels Hatoyama s'affranchit des normes du manga pour laisser éclater son imagination. On appréciera beaucoup, entre autres, certaines mises en scène symboliques du désir de Gigi de prendre son envol, à l'image des pigeons qui parsèment l'oeuvre.

A Tire-D'aile n'est pas forcément un récit facile d'accès, mais séduit assurément par son propos, son atmosphère, et sa pure maestria visuelle. Ikuko Hatoyama, artiste dont le style touchera à coup sûr les fans de mangakas tels que Suehiro Maruo ou Usamaru Furuya, livre là une brillante interprétation, à la fois suffisamment fidèle et assez personnelle, de la nouvelle initiale.

Cette chronique ayant été réalisée à partir d'une épreuve numérique fournie par l'éditeur, on ne peut malheureusement pas juger ici la qualité de l'objet-livre. En revanche, on peut souligner la qualité de la traduction de Ryoko Akiyama, sans fausses notes, ainsi que la belle et longue postface rédigée par Hatoyama exclusivement pour cette édition française.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs