Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 18 Février 2025
Voici déjà près de deux ans que les éditions Akata s'évertuent à mieux faire découvrir en France, principalement via leur collection Héritages, toute l'immensité de la carrière de Moto Hagio, reine de la science-fiction entre autres, dont les oeuvres restaient jusque-là bien trop rares dans notre langue. Doucement mais sûrement, cette belle ambition se poursuit, avec l'arrivée en ce mois de février d'un manga résolument unique dans la carrière de l'autrice. Non seulement, Une infinité de jours et de nuits est l'unique manga estampillé shônen dans sa carrière: il a été initialement prépublié au Japon sous le titre "Hyakuoku no Hiru to Senoku no Yoru" en 1977-1978 (en ayant donc vu le jour quelque temps après la première conclusion du Clan des Poe, et en faisant plutôt partie de la première période de la carrière de la mangaka) dans le magazine Shônen Champion d'Akita Shoten (magazine aujourd'hui bien connu pour des séries comme Priosnnoer Riku, Magical Girl of the End, Oruma à l'école des démons ou encore Beastars). Mais en plus, il s'agit de l'une des rares oeuvres de l'autrice à être une adaptation, en l'occurrence ici d'un roman d'un grand nom de la littérature SF japonaise: Ryû Mitsuse, bien connu dans son pays d'origine pour ses histoires de hard-SF souvent amples et ambitieuses mais dont la carrière ne se limitait pas à ce genre, décédé en 1999, et lauréat à titre posthume du Prix spécial du Grand Prix de la SF japonaise pour l'ensemble de son oeuvre. Malheureusement, la bibliographie de cet écrivain reste inédite en France à ce jour, mais les anglophone pourront dénicher le roman d'origine d'Une infinité de jours et de nuits en version anglaise.
Epais récit d'environ 450 pages, Une infinité de jours et de nuits commence par nous immiscer dans l'Antiquité grecque auprès du célèbre philosophe Platon, dont l'obsession pour la mythique Atlantide n'est plus à démontrer. Un beau jour où il poursuit comme toujours ses recherches d'indices et ses voyages afin de dénicher la légendaire contrée, il finit par faire des découvertes dépassant l'entendement et par croiser une étonnante figure qui a des informations hors-du-commun à lui transmettre: il est voué à un immense destin, et devra traverser les âges pour servir de "balise" et assumer le destin du monde sur ses épaules. Un long, très long voyage vers le passé, seul, l'attend d'abord, avant que n'arrive un périple tout aussi long voire encore plus long vers le futur, mais cette fois-ci en compagnie de guerriers impensables. Même pour un philosophe aguerri comme lui, cette perspective complètement folle risque à tout moment de dépasser le simple être humain qu'il reste. Mais il lui faudra pourtant embrasser ce destin à travers l'espace et le temps, lors de ce voyage dont les jours et les nuits se compteront en milliards.
On peut dire de cette oeuvre qu'elle se divise en quelque sorte en deux parties, la première étant voué à plonger le personnage principal dans un passé extrêmement vaste en termes d'époques, de lieux et de civilisations tantôt légendaires tantôt réelles, en lui faisant alors découvrir et rencontrer à la fois des contrées célèbres (l'Atlantide en tête) et des personnages restés dans l'Histoire ou dans les mythes, à l'image de Poséidon, de Brahma, de Sakra, de Siddhartha, d'Ashura, de Maitreya, ou encore de Jésus Christ et Judas Iscariote. Piochant dans nombre de civilisations et religions (grecque antique, hindouiste, bouddhiste, chrétienne...), Ryû Mitsuse et de fait Moto Hagio font de ce "melting pot humain" un tout, pris dans un même destin qui dépasse notre espèce et qui concerne l'univers entier, et dont les tenants et aboutissants se révèleront lors de la deuxième partie dans un futur lointain, nous plongeant notamment jusqu'en 2900 voire plus encore.
Tout en restant fidèle aux avancées du roman d'origine, Moto Hagio se plaît à ne pas faire une adaptation stricte: elle amène des modifications et ajoute des personnages, comme on pourra l'apprendre au fil des nombreuses pages bonus sur lesquelles nous reviendrons plus bas. Et cela lui permet à la fois de rester fidèle à certaines de ses obsessions (les frontières floues entre la réalité et les rêves/illusions, le jeu sur les époques qui est ici on ne peut plus vaste...), et d'appuyer la réflexion sur un paquet de sujets, surtout autour de l'espèce humaine, de son ambition, de sa vanité face à l'immensité de l'univers qui le dépasse totalement, de son rapport à ses propres civilisations et surtout à ses religions... Mais résumer en quelques mots une oeuvre pareille serait impossible, car Une infinité de jours et de nuits, au fil des pages, va vraiment dévoiler une infinité de richesses... jusqu'à, éventuellement, quand même laisser son lectorat sur une fin certes assez symbolique mais plutôt abrupte. Une explication à cela: le romancier d'origine avoue lui-même, dans les pages bonus, qu'il avait pensé cette histoire un peu comme la première moitié d'une oeuvre plus longue et plus colossale encore.
Mais hormis ce détail, Une infinité de jours et de nuits reste un nouveau morceau absolument captivant de la carrière de Moto Hagio, d'autant plus qu'en termes de visuels aussi l'artiste impressionne à nouveau. Epaississant à peine un peu plus son trait pour coller à la classification shônen du magazine, et même si elle propose généralement ici des découpages plus serrés, plus riches en cases et plus carrés/rectangulaires, l'autrice ne perd rien de ses designs reconnaissables entre mille, ne rate aucune occasion de se lancer dans des représentations plus amples et déstructurées lors de certains moments-clés (certaines doubles-pages étant à tomber), et séduit autant dans ses représentations graphiques des civilisations/croyances du passé que dans ses architectures et éléments technologiques du futur.
Enfin, pour accompagner le tout, on peut dire qu'Akata a effectué un travail éditorial d'orfèvre, à vrai-dire l'un des plus riches que l'on ait pu voir dans un manga, allant bien au-delà de la charte graphique claire habituelle de la collection Héritages, de la bonne qualité de papier et d'impression de la maniabilité légère et souple du livre malgré son épaisseur, de la traduction impeccable d'Alexandre Goy et du lettrage très soigné de Tomiko Bénézet-Toulze. En effet, l'ouvrage s'ouvre sur une belle galerie de 15 pages d'illustrations en couleurs avec leur légende, et à laquelle il faut ensuite ajouter les nombreuses pages en couleurs et en bichromie du premier chapitre. Mais le plus impressionnant se trouve sûrement dans le dossier bonus de 32 pages compilant les réflexions des deux artistes sur l'oeuvre, une chronologie et une interview-fleuve de 100 questions adressées en 2022 à Moto Hagio sur son rapport à la SF, le tout ponctué de croquis et de dessins. Riche et passionnant !