ASANO Inio - Actualité manga

ASANO Inio 浅野いにお

Interview de l'auteur

Publiée le Samedi, 05 Juin 2021

Le 4 juin, Inio Asano bénéficiera d'une très belle double-actualité aux éditions Kana, avec la sortie non seulement du tome 10 de Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction, mais aussi de la toute nouvelle édition de Nijigahara Holograph / Le champ de l'arc-en-ciel. Une actualité que l'on attendait de pieds fermes pour, enfin, mettre en avant l'auteur, au travers de trois articles successifs découlant de sa venue en France au FIBD d'Angoulême début 2020.

A l'occasion de sa venue, l'artiste tint effectivement une longue et passionnante masterclass d'environ 1h45, sur laquelle il était impossible de ne pas revenir, tant elle a des choses à nous enseigner sur le maître.

Et cette masterclass n'a pas volé son nom, en démarrant par une première partie d'environ 45 minutes, pendant laquelle Asano nous offrit un seul en scène, expliquant comment il travaille, quels sont ses processus créatifs et ses méthodes.

Aujourd'hui, on vous propose donc la première partie de cette captivante rencontre avec le public. Puis, dans les prochains jours, vous pourrez découvrir la deuxième et dernière partie de cette masterclass, et enfin notre interview du mangaka !

Pour agrandir les photos, il vous suffit de cliquer dessus.

Après une salve d'applaudissements et une brève présentation par l'animateur de la rencontre, Asano prit donc seul la parole, uniquement épaulé par son interprète.



Inio Asano : D'habitude, pour commencer, je dessine au trait à l'analogique, avec des plumes et de l'encre sur des planches. Puis je passe au numérique pour les finitions. Il y a longtemps, pour d'autres conférences, j'apportais mes planches pour dessiner en live, mais je ne parvenais absolument jamais à la fin de ce que je voulais expliquer, donc pour cette fois je me suis dit que j'allais me limiter uniquement à la partie numérique de mon travail.

La planche que je vous montre en premier a été réalisée récemment. A chaque fois, je change un petit peu de style graphique selon l'oeuvre que je réalise.



Voici la photo de ma table de travail dans mon atelier. Aujourd'hui, on peut faire tout un manga avec uniquement le matériel que vous voyez sur la photo.



Vous voyez ici une planche réalisée à la main. Pour l'encrage, comme tous les mangakas ou presque, j'utilise une plume et un marqueur. Après cette étape, je vais scanner la planche et faire au numérique le travail de finition, comme les trames...



Voici une planche, tirée de Dead Dead Demon's DeDeDeDe Destruction, dont je vais vous montrer le processus de création.



Je commence par choisir la photo qui va servir de décor pour la case, je la place comme j'en ai envie, et là-dedans je vais faire un dessin assez approximatif pour voir où je vais placer chaque élément: les personnages, les bulles...



Je vais ensuite placer un filtre qui va faire ressortir les éléments du décor, et sur ça je vais redessiner à la main les traits, pour avoir un décor plus authentique et s'apparentant plus à un dessin.



A côté de ça, je fais donc mes dessins d'éléments en analogique, puis je les scanne, je les numérise, je les nettoie, et je les intègre dans le décor que j'ai travaillé précédemment tout en ajoutant les détails, comme les ombrages (qui peuvent être des trames ou des hachures), le ciel, les finitions...





Comme je désire avoir dans mes mangas des décors très réalistes, je me base sur des photos, mais il peut y avoir des cas où je ne peux pas prendre en photo les décors dont j'ai besoin. Une vue de la ville depuis le ciel, par exemple. Ce genre de choses, c'est compliqué de les faire avec l'angle précis que je voudrais. Alors quand je m'en suis rendu compte, j'en suis arrivé à la technique de la modélisation 3D des décors.

Voici un exemple, celui de l'intérieur du Parlement japonais, qui est forcément un lieu où je ne peux pas aller prendre des photos. J'ai donc demandé à un assistant spécialisé dans la modélisation 3D de réaliser ce décor en 3D. A partir de cette modélisation, le processus va être le même qu'avec une photo.




Ensuite, dans le cas d'une série de science-fiction comme Dead Dead Demon's DeDeDeDe Destruction, il y a des objets, des éléments fictifs, comme le vaisseau des aliens au-dessus de la ville. Le problème avec ce genre d'élément imaginaire, c'est qu'au début je les dessinais moins et les assistants me secondaient, mais selon la personne qui la dessine l'objet change forcément un peu. Alors pour remédier à ce problème, j'ai décidé d'également utiliser la modélisation 3D. Avec mes assistants, nous avons donc modélisé le vaisseau.



Avec le programme de modélisation 3D, on a créé les différentes parties de ce vaisseau, puis à partir de là, ici aussi le procédé reste ensuite le même que pour le dessin à partir des photos.

 
 


Les modélisations 3D sont très détaillées. Si on le voulait, on pourrait dessiner ces éléments à la main, mais si j'en demandais autant à mes assistants ils souffriraient. C'est une autre raison pour laquelle je préfère utiliser la modélisation 3D. Et puis surtout, je me dis aussi que tout ce temps qu'il aurait fallu passer à dessiner à la main ces choses-là, on peut l'utiliser pour d'autres choses.

Pour l'instant, dans DDDD, il y a aussi différents types de robots qui apparaissent. Et ces éléments aussi, on les modélise autant que possible en 3D.



Les photos juste en-dessous, c'est une scène où les personnages sont en train de remonter dans le temps. Quand on voit ça, on a l'impression que c'est quelque chose de très très complexe à faire, mais en fait, quand on a un peu de notions de modélisation 3D, ce n'est pas quelque chose de très difficile à réaliser. Si on devait faire ça à la main, ça demanderait un temps incommensurable et beaucoup trop d'énergie. Moi, aujourd'hui, j'utilise la 3D en me disant que ça permet des représentations qui, sans elle, ne seraient pas possibles à avoir, et dans l'idée que ça peut élargir les possibilités visuelles dans le manga. Dans le cas des deux planches juste en-dessous, tout le décor a été effectué en 3D, et ensuite je n'avais plus qu'à dessiner les personnages. Ca, c'est une étape que je réalise relativement rapidement, alors quand on est dans des situations de délais très serrés, je vais avoir tendance à accumuler ce genre de scènes où je peux ré-exploiter, sous différents angles, ce matériel 3D déjà prêt.

 


Jusqu'à présent, j'avais tendance à modéliser uniquement des choses que j'aurais eu du mal à avoir différemment. Mais ensuite je me suis rendu compte qu'il y a des éléments de décors apparaissant très régulièrement, comme l'intérieur des salles de classe. J'ai alors décidé d'en concevoir aussi des modélisations 3D de ce genre de décors du quotidien fréquents. Comme ça, si j'ai oublié de prendre une photo sous un angle précis dont j'ai besoin, il me suffit d'utiliser ces modélisations. De plus en plus, je demande à mes assistants de préparer ce genre de décors en modélisation.



Avec toutes ces modélisations 3D et le temps passé dessus par mes assistants, vous vous demandez peut-être si tout ceci est bien rentable financièrement. Eh bien, la réponse est non (rires). Dans les faits, à la base, le manga était quelque chose que l'on pouvait créer avec peu de matériel et peu de frais. Pour mon manga, c'est l'inverse, et je peux vite être dans le rouge, surtout si le manga ne se vend pas. En gaspillant tout mon argent là-dedans, ces derniers temps je réalise même des décors comme celui de la photo suivante, ici la chambre de l'une des héroïnes de DDDD quand elle était enfant. Ce genre de décor, j'aurais pu aller le prendre en photo dans une maison quelconque, mais je trouvais tellement pratique de pouvoir avoir ce genre de décor sous n'importe quel angle... Et donc, comme ce sont des décors que j'ai créés en utilisant beaucoup d'argent, j'ai envie de me vanter et de vous les montrer (rires).



Pour moi, dans le manga, les décors, c'est quelque chose qui donne des indices sur la personnalité des personnages qui y évoluent. Par exemple, la chambre d'un personnage donne des informations sur la personne qu'elle est, selon la disposition des objets et des meubles. Je trouve ça indispensable. Donc si un jour, vous voyez qu'il n'y a plus de décors dans mon manga, ça veut dire que je n'ai plus du tout d'argent (rires).

Récemment, j'en suis arrivé à me dire qu'on pouvait peut-être aller encore plus loin dans le travail à partir de la modélisation 3D. En discutant avec mes assistants, on s'est rendus compte qu'il n'y a probablement encore personne qui a dû créer son manga en commençant par imaginer et modéliser une ville entière, puis seulement après en imaginant l'histoire qui pourrait s'y développer. Alors en ce moment, on est en train de créer toute une ville pour ensuite éventuellement l'utiliser comme décor dans des oeuvres futures. Vous avez ci-dessous un aperçu de cette ville. Les connaisseurs de Tokyo reconnaîtront peut-être le quartier juste à côté de la gare de Shinjuku. Vous allez me dire que si c'est une ville qui existe déjà, pourquoi la modéliser ? Mais en vrai, on va intégrer là-dedans des éléments qui sont des créations de notre part, pour avoir une ville spécifique. Du coup, vous devez vous demander dans combien de temps on pourra avoir une création s'y déroule: je pense que ce sera dans plusieurs années, car ça fait déjà 3 ans qu'on est dessus et ce n'est toujours pas fini. C'est possible aussi que ce ne soit jamais terminé, et qu'on ne puisse pas faire ce qu'on a imaginé à la base. Mais dans cette ville en 3D en couleurs, il y a déjà certains décors utilisables. Là par exemple, je vous montre une partie de cette ville déjà utilisable.

  


Là, vous êtes sans doute en train de vous dire que je ne parle absolument pas du fond, du scénario de mes oeuvres. Mais en fait, le scénario de les mangas, c'est quelque chose de très fugace, qu'il faut adapter à l'instant, donc pour moi c'est difficile à expliquer quand l'instant est passé. C'est aussi quelque chose qui demande beaucoup d'implication et de réflexion, et pour pouvoir continuer à dessiner des mangas à l'avenir j'ai besoin de retrouver de la motivation, et pour trouver celle-ci j'ai besoin de trouver de nouvelles façons de dessiner du manga, comme celle de la modélisation 3D.

Pour l'instant, je travaille toujours dans le manga, mais en parallèle je fais aussi de l'illustration, et pour moi c'est quelque chose d'important. Un manga peut avoir du succès sur le coup, mais c'est passager, alors j'ai besoin de l'illustration pour continuer à vivre, à payer mes assistants, etc... Si un manga ne se vend pas, comment gagner de l'argent ? Eh bien, en faisant des goodies, du merchandising. Et pour ça, il faut que dans mes mangas il y ait des personnages qui s'y prêtent. Je crée alors dans mes oeuvres des personnages de ce type, qui me permettent de subsister et de continuer à être mangaka.

Depuis tout à l'heure, je n'arrête pas de dire des choses qui pourraient vous décevoir sur ma personne. Mais j'ai l'intention de continuer à être un mangaka qui crée des oeuvres qui vous séduiront. Et juste pour la fin de cette partie technique, je vais vous montrer le making of de l'illustration qui a fait la une du magazine Libération.



Pour cette illustration, Libération ne m'a donné aucune directive i thématique, donc j'ai fait quelque chose que j'avais envie de dessiner sur le moment. Cette jeune fille est totalement une fille à mon goût (rires). Depuis toujours, j'aime dessiner des personnages, des gens. par contre, quand je me suis demandé ce que j'allais mettre comme décor derrière cette fille, il s'avérait que dans ma ville en 3D on venait de terminer un petit magasin de friandises traditionnels japonaises, et je me suis dit que ce serait bien d'utiliser ce décor. A la base, j'avais déjà utilisé ce décor en arrière-plan d'une autre illustration, mais comme cette fois-ci je n'ai pas utilisé une grande partie de ce décor, j'ai pu le reprendre ici.

 
  

On me demande souvent ce qu'il faut faire pour s'améliorer en dessin. Je dirais que ce qui est important, ce n'est ni les traits, ni la couleur, ni les cadrages, mais plutôt l'ombrage. Quand on arrive à placer les ombres de façon réaliste, ça apporte du volume.

Et voilà, c'est tout ce que j'avais à dire sur la partie technique, concernant mes méthodes de réalisation de planches et d'illustrations.


Cette première partie de masterclass s'acheva, évidemment, sous une salve d'applaudissements après près de 45 minutes. La deuxième partie commença par une série de questions posées à l’artiste par l’animateur de l’événement.


Vous avez désormais plus de 20 ans de carrière à votre actif. Êtes-vous devenu l’auteur de manga que vous rêviez d’être ?

Inio Asano : De base, je n’avais pas d’idée précise sur le type d’auteur que je voulais devenir, ni sur l’objectif que je voulais atteindre, donc quand on me demande ça, concrètement je ne sais pas. Par contre, concernant le niveau de technicité et de détails dans mes planches, je suis très satisfait de ce à quoi je suis parvenu.

Pour tous les mangas que j’ai dessinés jusqu’ici, je suis satisfait et je suis fier de les avoir présentés à mes lecteurs. Mais en vrai, si je dois émettre un regret, je dirais que j’aurais voulu que tous ces mangas se vendent 10 fois plus, pour prendre ma retraite plus tôt (rires).


Vous avez parlé des problématiques économiques précédemment. Quel regard portez-vous sur l’industrie actuelle du manga ? Et quelle est votre opinion sur les fans japonais de mangas aujourd’hui ?

C’est une excellente question parce que, justement, je me faisais la réflexion que, ces 10-15 dernières années, la façon de consommer du manga a beaucoup changer. Ca a tendance à devenir un produit de consommation plus qu’autre chose.

Par exemple, pour le scénario, aujourd’hui au lieu de chercher une interprétation personnelle d’une histoire ou d’une œuvre, les lecteurs ont plus tendance à avoir un avis commun qu’ils vont partager avec ceux qui sont d’accord avec eux. J’ai fortement le sentiment que c’est l’arrivée des réseaux sociaux qui a modifié ce rapport du lectorat aux œuvres.

Mes mangas à moi, ce ne sont pas le type de manga qu’on va partager avec les autres en disant « ouaiiis c’est trop bien », mais plutôt des mangas que l’on va garder dans son coeur, de par les émotions plus personnelles qu’ils font ressentir. Et du coup, je vois de moins en moins, sur les réseaux sociaux, des avis et commentaires sur mes œuvres.

Les personnages aimés de tous, ce sont des personnages dont les qualités peuvent être affirmées ouvertement. Alors que mes personnages, ce sont un peu des lies de la société, alors je comprends tout à fait qu’on n’ait pas envie de dire sur les réseaux sociaux qu’on les adore.

Quand je dis ça on a l’impression que je critique les mangas plus « mainstream », mais ce n’est pas le cas. Ces mangas-là correspondent à la société actuelle, et c’est normal qu’il y ait de changements comme ça. Les demandes des lecteurs changent selon l’époque, c’est normal. Moi je suis un peu de la vieille école, je ne suis pas dans ce mood-là, mais j’ai conscience que ces changements sont là. Et qu’il faut que je m’y adapte.



Et comment vivez-vous cette adaptation ?

Je fais cette adaptation au quotidien en créant des oeuvres de styles différents. D’un côté il y a mes oeuvres personnelles dans lesquelles je déverse mes sentiments, mais ils ne se vendent pas. Alors à côté je fais des séries qui vont me permettre de vivre, car ils vont être un peu plus dans le style qui se vend aujourd’hui. Ca me va comme ça, car je peux à la fois continuer de vivre du manga, et continuer de proposer des récits qui me correspondent plus.


Un des grands motifs de votre œuvre est la fin du monde, ou la fin d’un monde. Y a-t-il une explication pour cette obsession ? Le fait de vivre au Japon est-il une cause ?

En vérité ce n’est pas très conscient, et c’est suite à votre question que je m’en rends compte.

Quand j’étais gosse le Japon était en train de tomber dans la crise économique, et j’ai vu de mes propres yeux cette évolution. Le pays, plein d ‘orgueil par rapport à sa croissance, a soudainement perdu confiance. Avoir vécu ça en temps réel a sûrement construit ma façon de penser.

Par exemple, dans les années 1990, quand j’avais 15 ans, la série Evangelion a commencé. Or, comment voulez-vous qu’on évolue de façon saine en voyant cet anime ? (rires)



Et la catastrophe de Fukushima, plus récente, a-t-elle eu un impact sur votre œuvre ?

Oui. Par exemple, le titre de Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction est totalement influencé par cet événement. De quelle façon ? En fait, au moment de la catastrophe, sur le net j’ai vu des Japonais élever la voix pour dire les choses telles qu’elles le pensaient, et pour la première fois j’ai pu voir ce que les japonais pensaient vraiment. J’ai alors vu une façon de se comporter sur les réseaux sociaux qui est devenue différente de leur part. Alors qu’avant j’étais simple observateur de tout ceci, j’ai trouvé ce changement très intéressant, et j’ai eu envie de faire un manga qui parlerait de ce changement qui était en train de s’opérer.

Au lieu de faire un manga traitant des problèmes soulevés par cette catastrophe et d’aborder les cas les plus pessimistes, j’ai vu des personnes qui arrivaient à rester optimistes et drôles, et quand j’ai vu ça je me suis dit que c’était vraiment beau, et j’ai voulu en montrer dans mon manga.


Concernant l’équilibre entre œuvres personnelles et commerciales, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous épancher là-dessus dans votre one-shot Errance, où vous vous racontez de manière frontale, ce qui est surprenant ?

Errance a été réalisé pendant la publication de DDDD, comme une sorte de pause. DDDD est une série dans laquelle je n’introduis absolument pas d’émotions personnelles. C’est une série qui observe la société de façon objective. Mais au bout d’un moment, j’avais une accumulation de ressentis, de vécus plus personnels, et à un moment il a fallu que j’extériorise tout ça. C’est comme ça que j’ai dessiné Errance. J’ai dessiné sans aucune hésitation mes hontes, mes pensées, les choses que j’ai pu vivre et faire pendant cette période-là. Ca m’a permis de tourner la page sur tout ça, de digérer certains événements très difficiles de ma vie privée,  même si ça a aussi détruit pas mal mes relations sociales.



Concernant les réseaux sociaux, est-ce que quand Errance a été publié au Japon vous avez regardé des avis de vos lecteurs et fans ?

Concernant Errance, j’ai pu constater que, de base, il n’y a que les gens qui aiment mon œuvre qui l’on lu, donc je n’ai vu que des réactions positives. J’ai l’impression que c’est l’oeuvre la plus appréciée de toute ma carrière. Mais ce qui est drôle, c’est que des lecteurs qui appréciaient des séries comme Solanin et Bonne nuit Punpun n’ont montré aucune réaction. Et des gens qui n’aimaient pas mon travail et qui le critiquaient ont donné des retours super positifs sur Errance. En guise d’exemple, je peux citer Shôhei Manabe, l’auteur d’Ushijima, qui d’habitude ne fait aucun commentaire ni aucune félicitation sur mes œuvres, et qui pour Errance a fait une critique dithyrambique. C’était très surprenant.


Parlons maintenant de la série qui est sûrement la plus crue de votre carrière : La fille de la plage, qui aborde le sexe de façon frontale mais aussi très triste. Quels étaient vos objectifs et vos envies avec ce titre, et quel regard portez-vous dessus aujourd’hui ?

Dans mes œuvres jusque-là, les scènes sexuelles apparaissaient comme un élément de la vie quotidienne, et rien de plus. Et pour moi d’ailleurs, ça fait partie du quotidien, ça n’a rien de particulier. Mais je me disais qu’un jour j’aimerais faire un manga mettant ce sujet en son centre. J’ai alors réalisé ce manga.

Les deux personnages principaux sont des adolescents qui vivent en campagne, qui sont encore des enfants en processus de développement, et qui sont un peu perdus. Je me suis demandé ce qui arriverait si le seul moyen d’exprimer ses émotions, c’était par les relations sexuelles. C’est en partant de ce concept que j’ai imaginé l’histoire, pour essayer de développer ma propre analyse sur comment réagiraient des adolescents dans ce contexte-là, et sur comment ils réagiraient face à ce qu’ils pensent être une histoire d’amour.



A l’époque de Bonne nuit Punpun, dans une interview, vous aviez déclaré être très pressé de passer à la série suivante. Sauf qu’après, vous avez déclaré être moins dans l’urgence et un peu plus paresseux. Est-ce que vous pouvez expliquer ça ?

Oui, pour l’instant je suis devenu quelqu’un de très paresseux (rires).

Jusqu’à Punpun, plus ou moins, ma vie était presque à 100 % occupée par les mangas, et à cause de ça certaines amitiés ont été perdues. Moi je pensais que c’était normal qu’un mangaka soit solitaire, et que cette solitude était source de créativité. Puis je me suis rendu compte que ce n’était possible que si en face des lecteurs lisaient mes créations. Or, à un moment je suis arrivé dans une situation où, en face de moi, je n’avais plus assez de lecteurs pour vivre à 100 % pour le manga. Il fallait que je me tourne vers d’autres choses, pour pouvoir continuer à créer et à exister.

Comme vous le savez peut-être, j’ai été marié une première fois. Cette femme-là ne m’empêchait pas de travailler à 100 % dans le manga. Ensuite j’ai divorcé, récemment je me suis remarié, et cette fois ma femme est quelqu’un qui demande énormément d’attention, et je dois tout le temps être là pour elle. C’est la première fois que ça m’arrive, d’avoir quelqu’un qui cherche et demande mon attention, que je sois là pour elle. Et du coup, j’ai découvert que c’est quelque chose qui me donne du bonheur. C’est la première fois que je me sens nécessaire pour quelqu’un. (ndlr, pour l’anecdote, la nouvelle épouse d’Inio Asano n’est autre que la mangaka Akane Torikai).

Pour être tout à fait honnête, actuellement je suis dans une situation où je me dis « purée, c’est pas du tout le moment de dessiner des mangas en fait » (rires).


Comment vous est venue l’idée du manga dans le manga, pour DDDD ? Et que souhaitiez-vous dire avec cette mise en abyme via le personnage d’Isobeyan ?

La raison de la présence de ce personnage est dévoilée vers le tome 8 ou 9. C’est enfin à ce moment-là qu’on découvre pourquoi il est là. Pour les connaisseur,s il est évident que ce personnage est une parodie d’un autre personnage extrêmement populaire au Japon, et que tous les Japonais connaissent. Moi je me suis demandé ce qui se passerait si ce personnage existait dans la vraie vie, et c’est ça que j’ai voulu représenter Isobeyan.



Vous évoquiez tout à l’heure l’auteur Shôhei Manabe. Quelle relation avez-vous avec toute cette scène manga ? Un mook est justement sorti au Japon en 2019 sur vous, et on y trouvait des illustrations de Shôhei Manabe, Hideo Yamamoto, Kengo Hanazawa, Keigo Shinzo, Taiyô Matsumoto, etc... Y a-t-il là une sorte de groupe, de famille artistique de mangakas ?

Moi je suis considéré comme un auteur de seinen, je suis publié dans un magazine catégorisé seinen. Dans ce segment-là j’ai quelques connaissances et amis. Mais comme je suis quelqu’un qui ne sort pas souvent, je ne les vois pas beaucoup.

Shôhei Manabe, Hideo Yamamoto, Taiyô Matsumoto sont trois auteurs en particulier que je respecte beaucoup. Avoir pu recevoir une illustration de leur part, ça a été un immense honneur pour moi.

Dans le cas de Keigo Shinzo, c’est un auteur plus jeune que moi, mais c’est un des rares auteurs de la jeune génération qui est dans notre lignée. Je le trouve très intéressant. Là aussi, j’ai été très heureux de recevoir une illustration de sa part.

Concernant Kengo Hanazawa, c’est un auteur qui n’a pas tout à fait mon âge, mais qui a débuté plus ou moins en même temps que moi, alors je me sens assez proche de lui. C’est quelqu’un de très talentueux en tant que mangaka, mais comme il a un sérieux problème de personnalité je n’admettrai nulle part ailleurs que je reconnais son talent (rires). Je suppute qu’il a réalisé une illustration pour moi à contrecoeur, et je pense qu’il n’a dessiné que le personnage et a refilé les décors à ses assistants qu’il a dû taper, ce que je trouve inadmissible (rires).


Tandis qu’une salve d’applaudissements se fit entendre, l’heure fut venue de laisser la place aux questions-réponses du public.


Avez-vous déjà imaginé la possibilité d’adaptations animées de vos œuvres ?

De base je ne pense pas trop à ça. Evidemment, quand ça se fait c’est très chouette, mais j’ai l’impression que quand c’est adapté en audiovisuel c’est cette adaptation qui devient le support fini, tandis que le manga est relégué au rang de simple support de base. Ce n’est pas à ça que je veux que mes œuvres aboutissent. Moi je me dis que je veux créer des mangas tellement parfaits qu’ils n’ont pas besoin d’adaptations audiovisuelles.



Récemment vous faites beaucoup de 3D et vous intéressez au numérique. Avez-vous potentiellement eu des idées de jeux vidéos, ou d’animations créées par vous-même ?

Evidemment j’ai de l’intérêt pour le jeu vidéo et l’animation, mais je sais que si je me mets à ça je vais m’endetter indéfiniment (rires). D’ailleurs, par le passé il y a eu des auteurs qui se sont mis à ça, et qui se sont retrouvés à crouler sous les dettes.


Vous avez dit que vos créations de scénarios viennent de moments d’inspiration. Est-ce que lors de ces moments d’inspiration, vous faites les scénarios d’une traite puis vous dessinez, ou alors au fur et à mesure que vous dessinez votre œuvre vous continuez vos scénarios ?

Les scénarios que je crée sont effectivement souvent des reflets éphémères d’un moment, alors je prends des notes de ce que j’ai pensé. Mais je n’utilise pas tout de suite ces notes et je les relis bien après. Si bien que parfois, je ne comprends plus rien aux notes que j’avais notées (rires). J’essaie alors de me remettre dans l’état d’esprit de l’époque à laquelle j’avais écrit ces notes, pour voir si j’arrive à créer une histoire à partir de ça.

Quand on écrit un scénario, ce qui est important, c’est de ne pas trop donner d’importance aux émotions fugaces d’un moment, pour ne pas s’égarer et toujours réussir à se comprendre.


Comment faites-vous pour donner des émotions si crues et si vraies dans vos œuvres ?

Ca m’arrive souvent qu’on me dise que les lecteurs étaient déprimés ou se retrouvaient dans une crise existentielle après avoir lu mes mangas, mais je ne le fais pas intentionnellement. Mais j’introduis dans mes mangas mes émotions, mes pensées, mes états d’esprit du moment. Si mes lecteurs sont déprimés, c’est alors sûrement parce que leur mental n’était pas assez fort (rires).



Je trouve vos mangas à la fois typiquement japonais dans l’ensemble, et universels dans les émotions des personnages. Quel est votre rapport par rapport à d’autres pays que le Japon ? Imaginez-vous un jour créer un manga qui se passerait dans un autre pays que le Japon, réel ou fictif ?

Quand j’étais jeune, forcément je n’avais pas du tout le regard tourné vers l’étranger, je pensais essentiellement au Japon. Mais avec l’évolution et l’expansion de ces fameux réseaux sociaux que je déteste tant, on a pu voir que même s’il y a des sensibilités différentes selon les pays, il y a quand même des émotions communes aux personnes du monde entier, des ressentis qui peuvent se retrouver.

Et on peut constater aussi qu’il peut exister une personnalité du net bien différente de celle de la vie réelle, et moi j’ai le sentiment que ces personnalités du net sont très similaires d’un pays à l’autre.

J’en suis arrivé à la conclusion que selon le pays où on est né et le contexte dans lequel on a grandi, ça va changer notre personnalité, mais que le fondement de l’homme est le même partout.

Aujourd’hui, quand je crée un manga, je ne pense plus forcément que je parle du Japon et aux Japonais. Donc, ce n’est pas impossible qu’un jour je dessine un manga qui se passe ailleurs. Mais pour ça, j’ai personnellement besoin de passer beaucoup de temps dans cet autre endroit, pour le connaître par coeur. Alors si je devais dessiner un manga sur la France, j’espère que vous m’inviterez gentiment.


C’est sur cette ultime réponse que la rencontre s’acheva, évidemment sous un nouveau tonnerre d’applaudissements.


Compte-rendu effectué par Koiwai.
 


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Dimanche, 06 Juin 2021

Après notre retour sur les deux parties de sa masterclass (cf partie 1 et partie 2), l'heure est enfin venue de vous laisser découvrir notre interview d'Inio Asano, publiée à l'occasion de la double actualité de l'auteur aux éditions Kana avec la publication de Nijigahara Holograph et du volume 10 de Dead Dead Demon's DeDeDeDe Destruction. Une rencontre qui fut courte mais intéressante, le maître n'ayant rien perdu de son franc-parler pour l'occasion, en répondant assez longuement à nos quelques questions.



Inio Asano, bonjour et merci beaucoup d'avoir accepté cette courte rencontre, c'est un immense honneur de vous avoir ici. Pour commencer, parlons d'Errance, une oeuvre assez unique dans votre carrière et rare dans le milieu du manga, puisqu'elle aborde une chose essentielle que l'on oublie parfois: le fait qu'il y a un humain derrière l'artiste, et que quelqu'un comme vous peut aussi avoir ses faiblesses, ses errances. La veille, lors de votre masterclass, vous avez parlé de la façon dont l'envie de faire ce manga vous est venue. Pouvez-vous nous dire dans quel état d'esprit vous étiez exactement quand vous avez conçu ce bijou, plus précisément vis-à-vis de votre rapport à votre Art ?

Inio Asano : Au moment où j'ai réalisé Errance, j'étais en train de me dire que les mangakas commençaient à être traités de façon un peu trop spéciale, qu'on les considérait comme des personnes à part. C'était devenu un peu excessif. Ca m'embêtait un peu à cette époque-là, et je sentais alors comme une nécessité de montrer des choses que les autres mangakas ne montrent pas habituellement.

Pour cette série, c'est vraiment le réalisme qui était important à représenter. pendant que je dessinais ce manga, je suis arrivé à une scène où le héros part à la campagne avec la call girl avec qui il a une relation, et pour dessiner cette scène je me suis dit qu'il fallait que je reprenne contact avec la call girl que moi-même je fréquentais quelque temps auparavant. Mais à ce moment-là, je n'avais plus du tout de contact avec cette personne. Et quand j'ai essayé de reprendre contact, il n'y a eu aucune réaction de sa part. Et donc, en vrai, si j'avais réussi à reprendre contact avec elle, peut-être que le récit d'Errance se serait déroulé différemment aussi.

C'est sur ce genre de détail, en essayant d'être toujours en temps réel, que j'ai fait le plus attention. C'est l'idée centrale qui occupait mon esprit pendant la conception de ce manga. Je ne voulais pas arriver à une fin que j'aurais imaginée à l'avance, mais plutôt voir jusqu'à quel point j'arriverais à rendre le récit réaliste.



Souvent, on associe vos oeuvres à un certain portrait de la jeunesse. Mais on vous a aussi vu aborder parfois le sujet du vieillissement de la population japonaise, et c'est peut-être plus que jamais le cas dans l'histoire courte "Tempest", parue en version papier dans votre anthologie. Cette histoire aborde de front la place parfois tragique des personnes âgées dans la société, et ici vous le abordez par le prisme de l'anticipation. Personnellement, cette histoire m'a complètement retourné, j'ai eu le sentiment de me prendre une déflagration. Avec cette part d'anticipation et les personnes âgées en guise d'acteurs principaux, cette histoire dénote dans votre carrière. Qu'est-ce qui vous a motivé à attaquer ce sujet sous cet angle ? Quel fut l'accueil du public japonais ? Savez-vous si des personnages âgées l'ont lue, et si oui quel retour avez-vous eu de leur part ?

J'ai choisi d'aborder ce sujet parce qu'actuellement, au Japon, de plus en plus de gens ont conscience de cette problématique qui devient réelle dans leur quotidien. C'était donc le bon moment pour dessiner ce genre d'histoire.

Pourquoi l'ai-je fait sous cette forme, avec de la science-fiction et en ne faisant apparaître quasiment que des personnes âgées ? Eh bien, c'est justement parce que, pour les lecteurs de manga qui ne sont pas mes fans, j'ai une image d'auteur qui ne dessine que la jeunesse et le ressenti des jeunes. Cette image-là était, quelque part, très implantée dans l'esprit des gens, et du coup j'étais un peu "sous-estimé" pour l'abord d'autres sujets. Alors, j'ai voulu montrer que je sais dessiner d'autres choses, et que je suis capable de bien le faire. Je me suis donc vraiment appliqué à réaliser quelque chose de différent pour ce titre-là.

Parmi les oeuvres que j'ai publiées jusqu'à présent dans ma carrière, "Tempest" est sans doute  l'une de celles qui a eu le plus grand écho au moment de sa prépublication. Mais ce fut le cas uniquement au moment de la prépublication. Car par la suite, l'histoire a été publiée en version papier dans mon anthologie, et du coup il n'y a que mes fans qui l'ont acheté. Quelque part, les avis les plus précieux pour moi sur ce récit, ce sont ceux des personnes qui ne sont pas déjà fans de moi à la base.

Hélas, j'ai l'impression que je n'ai pas vraiment eu d'occasion où je pouvais avoir des avis d'un grand public ne me connaissant pas très bien, donc je ne sais pas exactement quel a été le véritable écho de "Tempest".

Peut-être que ça aurait eu un plus grand impact de le publier sur Twitter par exemple, mais si je fais ça je ne suis pas payé (rires).

Je n'ai pas eu ni vu d'échos venant directement de personnes âgées. Mais en mettant de côté "Tempest", j'ai l'impression qu'actuellement, dans la société japonaise, les personnes âgées sont en train de sentir que les gens sont devenus de moins en moins indulgents envers elles. Il y a des comportements qui sont en train de changer, et les personnes âgées doivent vivre ça au quotidien.

Et à l'inverse, j'ai eu l'avis de beaucoup de jeunes lecteurs, qui disaient avoir l'impression que l'avenir sera comme dans "Tempest" quand eux seront vieux. Une vision du futur bien pessimiste.



Enfin, revenons un peu plus sur votre relation avec le mangaka Kengo Hanazawa, dont vous avez déjà un peu parlé lors de votre masterclass. Il semble y avoir un lien assez à part entre vous deux, pleine de taquineries, chose que vous avez encore montrée dans votre masterclass où vous l'avez dénigré avec humour (mais était-ce vraiment de l'humour ?!).  Et ça se voit aussi dans la dernière histoire de votre anthologie, où vous vous mettez en scène avec lui dans une relation un peu surprenante. Il y a quelques années, quand nous avions pu interviewer Kengo Hanazawa (lire l'interview), ce dernier nous avait dit que vous aimiez vous mettre tous les deux en rivalité et vous sentir supérieur à l'autre, avec un certain humour bien sûr. Aujourd'hui, on peut enfin vous demander votre droit de réponse !

En fait, Kengo Hanazawa ne lit pas mes mangas, il n'en veut pas, et du coup moi je me permets de le critiquer et de le taquiner en public. Je fais ça parce que je reconnais son talent et que même en le critiquant, je "sais qu'il sait que".

Et puis, c'est rare d'avoir un auteur avec lequel on peut s'afficher en tant que rival de façon évidente, ce qui est le cas avec lui. Du coup, on adore jouer avec cette espèce de rivalité.

En réalité, je pense qu'on a du respect l'un envers l'autre, mais vu que nous sommes tous les deux un peu des timides, le seul moyen qu'on trouve pour exprimer ce respect mutuel, c'est de dire qu'on n'aime pas l'autre et de se critiquer en public (rires).


Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Inio Asano, à son interprète, au FIBD d'Angoulême, et à Stéphanie Nunez des éditions Kana pour avoir permis cette rencontre !