Poison City - Latitudes Vol.1 - Actualité manga
Poison City - Latitudes Vol.1 - Manga

Poison City - Latitudes Vol.1 : Critiques

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 12 Mars 2015

Après s'être largement imposé en maître des récits "coup de poing" mêlant souvent suspense et actualité sociétale, Tetsuya Tsutsui revient seulement 2 ans après Prophecy (rappelons qu'entre Manhole et Prophecy, il s'en était écoulé 6), avec une oeuvre prévue pour faire 2 volumes et s'ancrant plus que jamais dans l'actualité avec un sujet animant toujours autant les débats : celui de la liberté d'expression et des censures.


Un sujet qui concerne d'autant plus l'auteur qu'il a lui-même été victime de censure dans son pays : son manga Manhole s'est retrouvé interdit dans la préfecture de Nagasaki sous prétexte qu'il inciterait à la violence, le tout sur base d'un jugement qui fut visiblement à côté de la plaque, au vu de la postface du tome venant expliquer tout ça. On peut donc s'attendre à ce que le mangaka fasse de Poison City une oeuvre plus personnelle que jamais... et concrètement, qu'est-ce que ça donne ?


Cela donne d'abord un récit nous projetant dans le Tokyo de 2019, à quelques mois des Jeux Olympiques organisés dans la ville. A force de faits divers sordides et en vue de montrer aux étrangers la meilleure image possible du Japon pendant les J.O., une loi de censure a été votée : la Loi d'assainissement de la littérature, apposant la motion "déconseillée" sur les ouvrages jugés interdits aux moins de 15 ans, ou carrément "nocifs" sur des oeuvres qui se retrouvent alors interdites à la vente. Soutenue par des mouvements autoproclamés de vigilance citoyenne, cette loi fut à l'origine votée sous affirmation qu'elle ne déborderait pas. Mais les mois passants et sous l'impulsion de l'ancien ministre Furudera, elle se voit désormais appliquée toujours plus sévèrement, si bien qu'au moment de notre histoire une véritable "chasse aux sorcières" s'effectue au quotidien dans tous les domaines artistiques/culturels. Littérature, cinéma, jeux vidéo... aucun mode d'expression n'y coupe.


C'est dans ce contexte toujours plus délicat que Mikio Hibino, un jeune mangaka de 32 ans, décide de lancer avec son éditeur un manga d'horreur réaliste, "Dark Walker". Très vite, malgré les conseils éditoriaux de ne pas aller trop loin, son oeuvre se retrouve visée par les partisans de la loi...


Sujet d'actualité, mais récit d'anticipation : Tsutsui nous décrit avec un réalisme inquiétant une société japonaise qui, à l'approche des Jeux Olympiques, accentue encore et toujours une censure qui en devient presque fascisante, et de ce côté-là le récit parvient à bien mettre en place les choses, puisque l'on cerne très vite tous les grands enjeux de cette politique basée sur la loi d'assainissement de la littérature, notamment chercher à détruire les images violentes dans la pop culture nippone pour en faire aux yeux des étrangers une véritable "coolture", histoire de reprendre le terme de l'un de ses partisans dans le manga. Tout cela sonne plutôt juste, et rappelle évidemment certaines choses passées (rappelons-nous, entre autres, des censures en Chine ou en Russie au moment des J.O. de Pékin et Sotchi). Forcément, il y a donc de quoi s'inquiéter et se demander si le Japon de 2019 ne pourrait pas se rapprocher un peu de tout ça... Tsutsui pousse-t-il un cri d'alerte ?


Tsutsui nous propose alors de vivre les répercussions que cela a sur les auteurs et les éditeurs à travers le regard de son personnage principal, Mikio, qui est sans aucun doute une représentation fictive de l'auteur lui-même, comme en témoignent toutes les références à peine cachées à la réalité : le Young Jump devient le Young Jumk, Shûeisha devient Shôeisha, on peut également se demander si Alfred Brown ne serait pas un petit clin d'oeil aux éditions Ki-oon puisqu'il s'agit là d'un étranger laissant sa chance à Mikio/Tsutsui hors du Japon (rappelons que c'est Ki-oon qui a révélé l'artiste, avant même qu'il soit connu au Japon)... et Tsutsui s'amuse évidemment à glisser dans "Dark Walker" des clins d'oeil évocateurs à sa série Manhole, notamment certains rebondissements et le fameux masque.


Mikio, c'est donc en grande partie Tsutsui, et c'est à travers lui que l'auteur exprime sa vision d'une telle censure, évoquant notamment les atteintes à la liberté de création et d'expression, ainsi que les conséquences financières et de publication pour les auteurs et les éditeurs, et les frustrations artistiques de créateurs obligés de brider leurs oeuvres, qui dès lors ne leur appartiennent plus vraiment et sont éloignées de ce qu'ils voulaient en faire.


Mais loin de se contenter de ça, Tsutsui en profite aussi pour nous immiscer un peu dans les dessous de l'édition de manga au Japon, présentant les importantes relations auteur/éditeur (les réunions et discussions de l'auteur Mikio avec son responsable éditorial, les demandes de modification de ce dernier pour éviter la censure...), et évoquant brièvement les sources de rémunération des auteurs, les royalties sur les éditions étrangères, le principe des séries longues, l'intérêt des oeuvres courtes et des anthologies, l'éclectisme des magazines de prépublication (surtout à côté du "comics code" qui a sévi aux USA)...


Poison City ne manque donc pas d'un univers et d'un background intéressants, sur lesquels il y a énormément de choses à dire, à développer, à nuancer... et dès lors, on se demande forcément si deux tomes suffiront à bien aborder les choses. Au fil de la lecture du volume 1, la réponse à cette interrogation se dessine peu à peu... et les espoirs posés se transforment de plus en plus en une petite déception.


La raison ? Elle tient en quelques mots : le profond manque de nuances et d'approfondissements du récit. Alors qu'il met en avant nombre de thématiques qui ne demandent qu'à être mieux explorées, Tetsuya Tsutsui reste constamment à la surface des problèmes. Pire, quand il tente d'approfondir son sujet premier, la censure et la liberté d'expression, il manque cruellement de nuances : il propose une vision très positive des éléments qui arrangent ses idées (en tête l'éditeur, sur lequel il reste finalement très lisse), et se contente d'une vision très négative de ce qu'il souhaite descendre. Alors qu'entre les deux, il y a tellement de choses à évoquer !


Le principal témoin de ce problème est sans aucun doute le personnage de Shingo Matsumoto, auquel Mikio se confronte à un certain moment. Ancien mangaka à succès qui fut le premier de la loi à être totalement catalogué nocif, il a dû stopper sa série et son travail de mangaka et s'est éloigné de tout ça. Après avoir subi un véritable lavage de cerveau de la part des dirigeants appliquant la loi, le voici de nouveau opérationnel, mais il ne dessine plus que des oeuvres entrant dans le moule et dont les scénarios sont conçus par d'autres. Ce personnage est d'abord un excellent moyen de mettre en avant le peu d'intérêt d'oeuvres stéréotypées, sans idées personnelles ni créativité et juste faites pour le multisupport, mais le reste est bien décevant : alors que le "nouveau" Matsumoto aurait pu permettre d'enfin nuancer les choses en évoquant des sujets très délicats et nébuleux, mais existants (l'influence des BD violentes sur les lecteurs, la responsabilité des auteurs et des éditeurs...), le fait qu'il a subi un odieux lavage de cerveau décrédibilise d'emblée tout ce qu'il dit et semble devoir être là pour permettre à l'auteur d'affirmer tout l'inverse sans chercher plus loin. Si ça tombe, ce n'est pas du tout ce que voulait véhiculer Tsutsui, mais si ce n'est pas le cas Matsumoto est alors un personnage complètement raté.


En fait, pendant la lecture, on a constamment l'impression que Tsutsui se contente de faire de son manga un plaidoyer sur la propre situation de son manga Manhole dans la réalité. En soi, ce n'est pas dérangeant, et c'est même très bon d'avoir ce type d'oeuvres personnellement engagées. Mais le problème est que l'auteur semble rester uniquement dans cette optique de démontrer sa rancune personnelle. On a l'impression que son récit ne développe rien en profondeur, se contente d'appuyer la colère qu'il doit ressentir vis-à-vis de la censure de Manhole, manque totalement de recul et passe à la trappe bon nombre de questions essentielles à ce vaste débat. L'auteur se contente de mettre les pieds dans le plat sans faire ressortir grand-chose, comme s'il s'était précipité pour que ça sorte quand il faut et pour évacuer au plus vite sa rancune.


Une impression renforcée par des dessins à des années-lumière de ce qu'il a pu faire autrefois : les décors apparaissent assez lisses et vides, de même que les visages qui, en plus, souffrent régulièrement de problèmes de proportion. De même, la narration et le découpage restent étrangement très basiques...


Ajoutons à cela plusieurs ficelles très grosses (l'éditeur américain intervenant pile quand il faut, les "relations" d'Alfred Brown qui nous laissent penser que les choses sont un peu trop bien faites...), et on a l'impression d'une oeuvre un peu inaboutie, pas assez mûrie. C'est vraiment dommage, car les nombreuses idées étaient intéressantes (mais elles ne sont que jetées ça et là sans développement) et l'univers était, une fois de plus, efficacement planté, immersif et prometteur.


Poison City marque également un coup d'essai éditorial pour Ki-oon, qui, pour la première fois, édite en simultané une édition standard et une édition Latitudes d'un même tome. Au-delà de la relative pauvreté graphique qui amoindrit l'intérêt de son grand format, l'édition Latitudes bénéficie d'un joli travail, notamment avec cette couverture cartonnée qui lui offre un certain cachet.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
12 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs