Bateau usine (le) - Actualité manga

Bateau usine (le) : Critiques

Manga Kani Kousen

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 16 Septembre 2016

Après notamment le très intéressant Colère Nucléaire, le nouveau manga socialement très engagé des éditions Akata est un projet de longue haleine, puisqu'il fut l'un des premiers sur lequel l'éditeur s'est lancé après avoir pris son indépendance vis-à-vis de Delcourt.
C'est donc au bout de deux années et demie de travail et de négociations que nous pouvons découvrir le Bateau-Usine, une adaptation en manga de l'un des romans phares de la littérature prolétarienne japonaise, écrit en 1929 par Takiji Kobayashi, un auteur très engagé auprès des travailleurs bafoués. L'homme dérangeait beaucoup les hautes instances de son époque, si bien que son arrestation en 1933 par la police spéciale japonaise a conduit à sa mort sous la torture (à seulement 29 ans), chose que la police cacha en évoquant une crise cardiaque. Interdite après sa mort jusqu'à la fin de la guerre, son oeuvre circula néanmoins de façon illégale et continua de trouver un écho au fil des décennies au point d'ériger l'auteur comme un grand nom de la littérature de son pays. Le Bateau-Usine reste sa figure de proue, adaptée à deux reprises au cinéma, puis en manga en 2006, avant de connaître en 2008 un énorme regain d'intérêt dans son pays sous la houlette de plusieurs penseurs et activistes.

Tandis que le roman d'origine est disponible en France aux éditions Allia (8,50€ en format poche), voici donc l'occasion, avec ce manga, de peut-être rendre un peu plus accessible auprès d'une tranche du lectorat ce récit qui nous plonge au coeur du Japon des années 1920. Dans un contexte où l'industrialisation et la course capitaliste font rage, émergent les bateaux-usines, de larges navires généralement récupérés par les Japonais après la guerre contre la Russie, et transformés en véritables lieux de travail flottants. Au port de Hakodate, le Hakkô-maru, l'un de ces bateaux-usines, s'apprête à larguer les amarres direction les eaux du nord de Hokkaidô, près du Kamtchatka, emmenant en son bord des centaines de travailleurs saisonniers issus de bords différents : pêcheurs, mineurs, étudiants... tous ayant tendance à avoir pour point commun une situation précaire. Seulement, une fois à bord, ils ne savent pas que c'est l'enfer qui les attend sous la houlette d'Asakawa, un intendant qui ne pense qu'aux bénéfices de l'entreprise, quitte à bafouer les nombreux humains qu'il a sous ses ordres.

On pourrait diviser la lecture en deux parties. La première, plus longue, nous invite à suivre les horreurs et les méthodes douteuses commises par l'intendant sur ses employés, tandis que la deuxième, un peu plus courte, voit peu à peu naître chez les ouvriers un besoin de rébellion.

Rapidement, l'histoire nous expose l'état lamentable du navire sur lequel doivent travailler ces ouvriers, machinistes, marins et pêcheurs, ainsi que les aberrations légales : la loi sur la navigation ne s'appliquait pas à ce type de bateau, mais la loi sur les établissements industriels non plus alors que le navire est une véritable usine flottante. De ce fait, l'intendant Asakawa peut diriger les choses absolument comme il veut, et il ne s'en prive pas. Il n'hésite pas à envoyer quasiment au suicide des pêcheurs en les faisant monter dans des chaloupes en pleine tempête, les punit s'ils reviennent sans leur canot (car ce une perte économique pour l'entreprise), se fiche que ses hommes soient contraints de somnoler dans des caisses dans des conditions insalubres, ne laisse aucun repos aux malades qu'il accuse d'être inutiles et qu'il punit dès lors qu'ils deviennent incapables de travailler (si bien que la mort rôde et finit par s'abattre), n'hésite pas à aller jusqu'aux tortures physiques pour imposer la crainte de sa personne (par exemple, les coups fusent régulièrement, et il finit par punir au fer rouge les moins bons travailleurs)... Constamment, l'intendant dévoile un comportement où il fait totalement primer les bénéfices de l'entreprise, le rendement, les sous, sur le bien-être, le moral et la vie de travailleurs dont il se fiche royalement. Son comportement pourrait paraître un peu trop caricatural et exagéré de nos jours et dans notre société, mais est-ce vraiment le cas ? N'oublions pas que le récit se déroule en 1920, mais qu'il garde quelque chose de très actuel en nous rappelant que, depuis, des lois ont été créées pour tenter d'éviter ça (même s'il reste beaucouuup à faire), des hommes se sont battus au fil des décennies pour acquérir des droits, et qu'il est important de veiller à ce que ces droits ne soient pas ternis. A l'heure où la Loi Travail, entre autres, menace une partie de ces droits chèrement acquis dans le but d'enrichir toujours plus une élite, le Bateau-Usine apparaît plus que jamais d'actualité.

Le pamphlet anticapitaliste apparaît déjà clair, mais apparaît d'autant plus effrayant et actuel en dépeignant à travers Asakawa tout un tas d'autres choses qui, elles, sont encore et toujours appliquées. En tête, toutes les inhumaines stratégies visant à "diviser pour mieux régner". Cela commence par le cas Miyaguchi, un ouvrier qui finit par se cacher pour se reposer tant il n'en peut plus : l'intendant annonce qu'il offrira des cigarettes et une serviette à qui le retrouvera. Puis on le voit tenter de créer une relation de concurrence entre le camp des marins et celui des pêcheurs et ouvriers, concurrence qu'il décide d'accentuer en récompensant les meilleurs travailleurs. Avec cette concurrence malsaine, tout à fait dans l'esprit de ce qu'appliquent nombre d'entreprises aujourd'hui, il tente d'occuper l'esprit des travailleurs, histoire de moins leur laisser l'occasion de réfléchir sur leur situation et de tenter de s'organiser pour se rebeller...

Mais tout cela suffira-t-il pour endormir totalement les travailleurs ? Le message de Kobayashi est clair, via la naissance chez les ouvriers qu'il met en scène d'un esprit de rébellion, d'un besoin de révolte face aux conditions qu'on leur impose, et c'est là tout l'enjeu d'une dernière partie de tome où ils tentent de faire entendre leur voie, essentiellement en organisant une grève. Est-ce que ça suffira ? L'auteur reste plutôt ouvert là-dessus, cherchant surtout à éveiller la conscience de ses lecteurs, et soulignant particulièrement une chose : l'importance d'unir ses forces.

Pour parfaire le récit, on note que tout autour de celui-ci se brode une habile contextualisation qui accentue encore le réalisme et le message critique. Ainsi est évoqué en début de tome le naufrage d'un autre bateau-usine, le Chichi-maru, qui lui a vraiment existé et a réellement coulé en 1926 sans que personne ne vienne au secours des plus de 200 ouvriers. De par la situation de l'oeuvre dans les eaux proches du Kamtchatka, Kobayashi peut évoquer les tensions qui existaient alors entre Japonais et Russes : une guerre entre les deux pays encore dans les esprits, un conflit permanent pour le contrôle de ce territoire regorgeant d'un fort intérêt économique (l'économie, encore elle...). Le fait que ce type de conflits soit surtout décidé par une poignée de richards voyant surtout leurs intérêts personnels et leur désir de bénéfices. Enfin, il est fait mention d'autres situations assez similaires à celles des bateaux-usines, où nombre d'ouvriers furent sacrifiés : les mines, le chemin de fer construit à Hokkaidô... L'oeuvre amène ainsi tout un contexte historique fort et parfois méconnu, qui lui offre d'autant plus d'intérêt.

L'oeuvre paraît d'autant plus forte quand on sait que le romancier original, Mr Kobayashi, s'est inspiré de faits véridiques et a effectué tout un travail de documentation et d'enquête de terrain pour écrire son roman.

L'adaptation de Gô Fujio s'avère réussie en rendant de façon limpide les choses par le biais d'une narration et d'un découpage assez académiques. L'accumulation de cases assez petites (on compte généralement entre 4 et 10 cases par page) entretient un certain rythme étouffant, et me dessin assez réaliste et sans esbroufe, dans une certaine veine gekiga, fait très bien son office. On appréciera particulièrement les premières et dernières pages, véritable hommage à Takiji Kobayashi, la toute dernière page affirmant un "Lève-toi, encore une fois !" riche de sens.

Pamphlet anticapitaliste plus actuel que jamais, dépeignant un monde complètement fou où les enjeux économiques et politiques priment sur l'humain, le Bateau-Usine est une oeuvre forte qui se voit ici minutieusement retranscrite dans une version manga réussie. Que ce soit pour ce qu'il a à dire, ou pour son portait d'une certaine époque et de son contexte, l'ouvrage mérite à coup sûr le détour... d'autant qu'il est parfaitement servi par une édition très riche. La petite préface de deux pages d'Evelyne Lesigne-Audoly, la traductrice du roman d'origine, s'avère efficace pour poser brièvement le contexte et pour lancer quelques pistes de lecture. Tandis qu'en fin d'ouvrage, on trouve plus d'une quinzaine de pages de suppléments venant approfondir et contextualiser nombre de choses : le statut du roman, les faits décrits en arrière-plan, le travail d'enquête, l'écho de l'oeuvre au fil du temps jusqu'à aujourd'hui... A cela, il faut ajouter une bonne qualité de papier et d'impression, ainsi qu'une traduction très poussée et immersive de Miyako Slocombe.
Il faut aussi noter qu'au départ, Akata prévoyait de sortir l'oeuvre en grand format dans sa collection de romans graphiques, mais a finalement préféré la proposer en petit format et prix plus petit afin de la rendre accessible à plus de monde (et 7,95€, c'est clairement un très bon prix au vu de tout le travail effectué). Ne laissez donc pas passer cette chance.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs