Critique du dvd : 2046 - Edition Simple
Publiée le Lundi, 16 Mai 2011
Hong Kong, 1966. Dans sa petite chambre d'hôtel, Monsieur Chow (Tony Leung Chiu-Wai), en mal d'inspiration, tente de terminer un roman de science-fiction. Au cours de son écriture, Chow se souvient des femmes qui ont traversé son existence solitaire. D'une ancienne connaissance, Mimi (Carina Lau), à un amour malheureux homonyme de la femme aimée (Gong Li), d'un amour passionné mais faux avec Bai Ling (Zhang Ziyi) à un amour cérébral placé sous le signe de la littérature avec Wang Jing-Wen (Faye Wong), toutes ces femmes ont chacune laissé une trace indélébile dans la mémoire de l'écrivain et nourri son imaginaire. Mais l'une d'entre elles revient constamment hanter son souvenir : Madame Chan (Maggie Cheung), la seule qu'il ait aimée. Elle occupait une chambre voisine de la sienne, la 2046.
Quatre ans après In the mood for love, Wong Kar-Wai nous propose sa suite, 2046. Le titre du film comporte une triple symbolique. 2046 est le numéro de la chambre clandestine dans laquelle se retrouvaient Monsieur Chow et Madame Chan dans In the mood for love. 2046 est aussi une date liée à l’histoire Hong Kong, puisque lors de la rétrocession à la Chine en 1997, les autorités chinoises ont affirmé que pendant 50 ans (soit jusqu'en 2046), elles ne procéderaient à aucun changement des institutions hong kongaises. 2046 est aussi la date durant laquelle se déroule l'intrigue du roman de science-fiction écrit par Monsieur Chow.
Attachons-nous d'abord à un point particulier : celui de savoir si 2046 constitue bel et bien une suite à In the mood for love. Différents éléments peuvent en effet faire douter. On remarque notamment le port de la moustache chez Monsieur Chow dans 2046 et non dans In the mood for love, alors même que certaines scènes de 2046 se situent avant la fin d’In the mood for love. Pourquoi Chow ne porte-t-il pas la moustache dans In the mood for love à Singapour en 1963, à Hong Kong et au Cambodge en 1966, alors qu'il la porte dans 2046 à ces mêmes périodes ? Serait-ce là un défaut de cohérence, alors même que Wong Kar-Wai est reconnu pour être l'un des cinéastes les plus exigeants ? Ou est-ce là un détail, un prétexte induisant que 2046 ne serait pas une suite mais une variation dans le temps de In the mood for love ? La question demeure. Cependant, l'on notera que 2046 se réfère tellement au passé vécu dans In the mood for love que l'on se demande comment envisager un seul instant que 2046 n'en soit pas la suite. Il est d'ailleurs préférable d'avoir vu In the mood for love avant 2046, sous peine de considérer ce dernier comme plus abstrait et décousu qu'il n'est déjà.
Déjà décrite à la fin d'In the mood for love, 2046 insiste sur l'errance sentimentale et la déchéance personnelle de Monsieur Chow, fatigué, désabusé. Après sa relation platonique avortée avec Madame Chan dans In the mood for love, Monsieur Chow plonge dans d'autres relations amoureuses, à Singapour ou à Hong Kong. 2046 semble avoir été conçu comme l'anti-In the mood for love. Le rythme y est beaucoup plus soutenu, moins contemplatif, et l'intrigue est beaucoup plus variée. Le réalisateur nous entraîne de femme en femme, à chaque réveillon de Noël correspond une histoire. Et contrairement à In the mood for love, 2046 ne s'axe pas sur un seul type d'amour, si tant est que ce sentiment puissant accepter d'être catégorisé. Après sa rencontre avec une ancienne amie, Mimi, Monsieur Chow fera la connaissance d'une joueuse professionnelle, une femme en noir qui renvoie à la figure maternelle. Elle est le reflet de sa propre personnalité. Mais apprenant qu'elle porte le nom de son ancien amour, Monsieur Chow quitte Singapour pour s'installer à Hong Kong dans un hôtel, chambre 2046. Il tombera sur Bai Ling (Zhang Ziyi), jeune femme espiègle, vendeuse de charmes aux hommes de passages. Mais alors que Monsieur Chow s'engagera dans cette relation pour satisfaire ces pulsions, la jeune femme s'attachera à lui. Il approchera enfin Wang Jin-Wen, fille aînée du patron de l'hôtel. Amoureuse d'un Japonais, son père lui somme formellement de terminer cette relation. Néanmoins, Monsieur Chow lui permettra de recevoir des nouvelles de son amant en toute discrétion. Wang l'aidera à écrire son roman. S'attachant à elle, Monsieur Chow constatera vite que Wang a pu tisser son amour avec son amant Japonais, décidant un mariage. En résumé, Monsieur Chow se livrera de nouveau à une relation platonique avec Wang Jing-Wen, à un amour malheureux avec Su Li-Zhen, à une relation quasi-amicale avec Mimi ou encore à un amour charnel et physique avec Bai Ling. L'une de ces quatre relations prend incontestablement le pas sur les autres : celle avec Bai Ling. Contrairement à In the mood for love qui se caractérisait par l'absence totale de tout rapport au sexe, 2046 n'hésite pas à livrer des scènes fortes entre Monsieur Chow et Bai Ling.
Mais 2046 se distingue sur un autre point. Il n'évoque pas seulement l'amour. Il s'inscrit dans un rapport à l'espace et au temps. L'intrigue est constituée d'ellipses incessantes entre un passé fantasmé, un présent où les différentes relations amoureuses ne conduisent à rien, et un futur rêvé. Le passé est celui de l'amour avorté de In the mood for love. Le futur est celui du roman de science-fiction. Monsieur Chow s'imagine comme le personnage de son roman, qui patiente dans un train en route vers une cité futuriste où il pourra retrouver sa bien-aimée. Il se projette ainsi dans un futur fantasmé où des androïdes féminins rendent des services sexuels ou font office de compagnie aux passagers du train. La narration est donc assez décousue et les projections dans le futur demeurent assez abstraites. La symbolique des horloges apparaît tout au long du film, renforçant l'importance du rapport au temps, le trajet en train interminable dans le futur pour arriver dans la cité futuriste, et peut-être comme signe d'auto-dérision de Wong Kar-Wai, car la production du film a été semée d'embûches.
D'un point de vue esthétique, 2046 reprend certains aspects d'In the mood for love mais présente aussi pas mal d'originalités. Le fameux filtre rougeoyant et l'atmosphère trouble sont toujours présents, les décors sont de même repris (hôtels richement meublés, bars enfumés, restaurants qui fourmillent). L'aspect cyber punk et mécanique dans le futur fantasmé est étonnant et s'avère plutôt réussi, même si pas mal d'images de synthèse, notamment concernant la sensation de vitesse du train, ont un rendu approximatif. Les décors s'adaptent aux histoires vécues, sombres pour les scènes avec Su Li Zhen à Singapour, pétillants et chatoyants avec Bai, plus classiques et vaporeux lors des apparitions de l'ancien amour. Un érotisme puissant ressort de certains détails, comme le fétichisme autour du gant noir de Gong Li ou divers ralentis, superbes, sur les galbes avantageuses des actrices.
Pour ce 2046, Wong Kar-Wai a choisi la crème des actrices de Hong Kong. Gong Li (froide), Carina Lau (simple), Faye Wong (oui, oui, l'interprète du générique de fin Eyes On Me dans Final Fantasy VIII) livrent toutes des interprétations impeccables. Mais la plus surprenante est définitivement la jeune Zhang Ziyi, pétillante. Même si elle avait déjà été révélée grâce à Ang Lee et Zhang Yimou, son interprétation et sa complicité avec Tony Leung dynamise et porte le film, parfois soumis à quelques dératés au niveau de la narration. Tony Leung Chiu-Wai est toujours excellent.
La musique, tendant vers l'opéra latino ou classique, est comme dans In the mood for love un vecteur évident de l'ambiance si spéciale se dégageant du film. A noter un petit détail amusant : dans la version originale, chaque personnage parle sa propre langue (Monsieur Chow le cantonais, Bai Ling le mandarin, Tak le japonais). Même quand ils parlent entre eux, tous semblent se comprendre.
2046 propose une mosaïque de visages de femmes superbes, un labyrinthe de sentiments, un mille-feuilles de tempéraments différents. A la fois mélancolique et futuriste, plus original de par ses ellipses multiples et sa narration beaucoup plus éclatée, mais toujours très riche, 2046 est une grande réussite de Wong Kar-Wai.