Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 12 Janvier 2024
Jusque-là connue en France pour deux chefs d'oeuvre, à savoir son one-shot All My Darling Daighters autrefois sortie chez Casterman puis sa brillantissime uchronie Le Pavillon des Homes qui est disponible chez Kana et qui a connu un anime sur Netflix il y a quelques mois, Fumi Yoshinaga fait partie de ces grandes mangakas qui ne sont pas assez publiées et donc pas assez en vue dans notre pays. Mais en ce tout début d'année 2024, ce sont les éditions Soleil Manga qui nous étonnent en bien en lançant, dans leur jeune collection Gourmet dédiée aux mangas culinaires, ce qui est peut-être le plus important succès de l'autrice (mais n'oublions pas le primé Antique Bakery, toujours inédit chez nous), une série qu'ici on espérait depuis un paquet d'années: What Did You Eat Yesterday ?.
Plus connue sous son nom japonais Kinô Nani Tabeta?, il s'agit d'une tranche de vie culinaire épisodique que Yoshinaga poursuit dans son pays d'origine depuis 2007, parallèlement à bien d'autres projets, et qui compte actuellement 22 tomes là-bas. Au vu de sa longévité (poussant, par ailleurs, Soleil à nous proposer la série en volumes doubles d'environ 300 pages), il va de soi que l'oeuvre est devenue non seulement l'une des plus populaires de son genre, mais aussi une figure emblématique de son magazine de prépublication,le Morning des éditions Kôdansha, magazine bien connu chez nous pour des séries comme Vagabond, Billy Bat, Planètes, LAND, Les Gouttes de Dieu, Cesare, la collection Black Museum de Kazuhiro Fujita... Et cette popularité se ressent bien autant côté public que côté critique, puisque What Did You Eat Yesterday ? est toujours un beau succès en termes de ventes au Japon (il est régulièrement présent dans les tops ventes Oricon depuis des années), s'est fait remarquer dans plusieurs récompenses (nommé pour le 1er Grand prix du Manga Taisho en 2008, vainqueur du Prix du manga Kōdansha catégorie générale en 2019, et sélectionné à plusieurs reprises parmi les livres de l'année du célèbre magazine Da Vinci en 2014, 2016 et 2020), et a connu plusieurs adaptations live (en 2019 un drama lui aussi richement récompensé, en 2020 un TV-special, en 2021 un film, et depuis octobre 2023 un nouveau drama).
Dans ce premier volume double, on commence par découvrir Shirô Kakei, 43 ans, avocat de son métier, exerçant son travail avec beaucoup de sérieux sans forcément chercher à s'y épanouir plus que ça. A son boulot, il tend plutôt à renvoyer l'image d'un homme strict voire un peu froid, si bien que son entourage ne s'étonne pas forcément qu'il ne soit pas marié... Mais sur ce dernier point, il y a en réalité une tout autre raison: Shirô est homosexuel, et s'il a déjà fait son coming-out auprès de sa famille qui le soutient sans souci, il n'a pas spécialement envie d'effectuer la même chose dans le cadre professionnel. Une chose est sûre: derrière son allure sévère, Shirô est un cordon bleu, et il a toujours hâte de rentrer à la maison pour préparer de bons petits plats maison à son compagnon de longue date, Kenji Yabuki, coiffeur de 41 ans. C'est ainsi que, de jour en jour, les deux hommes poursuivent paisiblement leur vie, entre le travail, les amis et connaissances, la famille, la vie chez eux dominée par la cuisine, et différents tracas que peut connaître un couple gay dans la société japonaise d'aujourd'hui.
Lors de son lancement en 2007, l'oeuvre de Yoshinaga a rapidement attiré l'attention et été grandement saluée pour une raison particulière: elle est tout bonnement souvent considérée comme le premier manga grand public à avoir mis en scène de façon réaliste la vie ensemble d'un couple d'hommes homosexuels bien ancrés dans la vie adulte puisqu'ils sont quarantenaires. Il s'agit effectivement de l'une des marques de fabrique de l'oeuvre, et cela se ressent dès ce premier tome, au fil duquel la mangaka distille déjà nombre de petites choses sur ce que peut-être concrètement le quotidien d'un couple gay bien établi, et évoque certains aléas de ce type de couple face à l'entourage et à la société, le côté trop intrusif de certaines questions des gens et la question de faire ou non son coming out n'étant que deux exemples. La qualité de l'autrice n'est pas de faire pour autant un manga engagé: au contraire, on reste sur une tonalité très légère qui doit beaucoup à la clarté et à l'élégance du dessin, aux nombreuses mimiques plus "relâchées" et humoristiques, à la narration très posée et claire, au découpage à la fois sobre et limpide. C'est, alors, à la fois très réaliste et très agréable, en permettant aussi de découvrir dans un bon état d'esprit diverses petites choses distillées sur nos héros (situation familiale, façon d'être au travail, caractère dans la vie privée, petits éléments du passé, petits instants de craintes ou de jalousies montrant surtout la force de leur relation amoureuse...), et de profiter au mieux de la part culinaire présente dans chaque chapitre de façon plus ou moins marquée, ce dernier aspect étant marqué par le plaisir des personnages à partager ces moment-là, par des dessins appliqués qui mettent régulièrement l'eau à la bouche, et par des recettes qui sont souvent expliquées en détails dans le chapitre en lui-même (ce qui peut rendre quand même certaines planches hyper bavardes et potentiellement lourdes, mais ça ne pose pas de problème puisqu'il suffit alors de zapper ces pages sans que ça nuise à la lecture).
On n'en attendait pas moins de cette mangaka de grand talent, qui plus est en connaissant la très solide réputation de l'oeuvre: Fumi Yoshinaga nous offre des débuts ravissants, où elle marie très bien la tranche de vie et la cuisine, la découverte de cet attachant couple et la mise en avant des petits tracas qu'ils peuvent rencontrer. Au vu du format plutôt épisodique des chapitres, il s'agira sûrement d'une série que l'on appréciera encore mieux en la lisant à petites doses, au gré de quelques chapitres à la fois.
Qui plus est, il faut avouer que côté édition, Soleil Manga s'est bien appliqué. A l'extérieur, la jaquette, reprenant les illustrations des deux premiers tomes japonais (une à l'avant et une à l'arrière) tout en proposant des motifs de fond différents, s'avère très claire, tout en jouissant d'un logo-titre soigné et d'éléments en vernis sélectif assez fin. Et à l'intérieur, on trouve une première page en couleurs sur papier glacé, une maniabilité excellente grâce à un papier souple, assez léger et suffisamment opaque, une impression très honnête, un lettrage très convaincant du Studio Charon, et une traduction claire de Guillaume Mistrot. En cerise sur le gâteau, l'éditeur a penser à inclure, en fin de tome, quatre pages de lexique présentant essentiellement différents termes typiques de la cuisine japonaise, mais pas que ça. Reste le prix quand même un brin élevé pour un format seinen classique de 300 pages.