Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 12 Janvier 2024
Chronique 2 :
Tandis que Les Liens du Sang, l'un de ses chefs d'oeuvre, se poursuit en France chez Ki-oon, Shuzo Oshimi, maître des mangas sur le mal-être adolescent, fait son retour chez Pika Edition dès les premiers jours de cette année 2023, quelques années après la conclusion de Happiness. Welcome back, Alice (sous-titre de l'édition japonaise qui, sinon, se nomme Okaeri Alice, ce qui veut dire la même chose) est une oeuvre achevée en 7 volumes, que le mangaka a prépubliée d'avril 2020 jusqu'à août 2023 dans le magazine Bessatsu Shônen Magazine des éditions Kôdansha, dérivé mensuel du célèbre Shônen Magazine qui a notamment accueilli dans ses pages Les Fleurs du Mal du même auteur, l'incontournable L'Attaque des Titans ou encore Blooming Girls, et qui propose régulièrement des shônen un brin différents ou un peu plus mature dans les sujets. On verra très vite que l'oeuvre dont il est question ici est pleinement concernée par ce fameux contenu plus mature, tout comme on comprendra assez bien pourquoi Pika Edition a préféré le reclassifier dans sa collection seinen. L'éditeur ne s'y est également pas trompé en précisant, en quatrième de couverture et en première page, que la série est réservée à un public averti, de par ses scènes de violence principalement sexuelles qui s'accentueront au fil de certains volumes.
L'histoire tourne autour d'un trio d'amis d'enfance tokyoïtes: Yôhei Kamekawa, Kei Murota et Yui Mitani, qui se connaissent depuis l'école primaire. Mais avec l'arrivée au collège et les débuts de la puberté, les sentiments animant ces trois-là changent inévitablement, et Yôhei est naturellement devenu amoureux de Yui, qui est devenue une jeune fille si ravissante qu'elle obsède ses pensées et ses nuits. Derrière son allure de beau gosse ayant tout pour lui, Kei, de son côté, semble étonnamment intéressé de près par les activités lubriques de son ami, en lui demandant presque impassiblement, avec juste une pointe de malice, s'il est amoureux de quelqu'un, s'il s'est déjà masturbé, s'il se masturbe en pensant à la personne qu'il aime... Mine de rien, ça donne déjà une petite idée du ton de l'oeuvre qui abordera la question du désir sexuel, en premier lieu ici à l'adolescence. Les choses auraient pu s'arrêter là, mais tout va basculer quand, un soir après les cours, dans un recoin du collège, juste avant les vacances d'été, Yôhei surprend Yui en pleine déclaration d'amour à Kei, ce dernier ayant une réaction pour le moins particulière, où l'audace peu morale de son geste semble cacher le fait qu'il ne comprend pas trop les sentiments que la jeune fille lui demande. Alors que Kei voit Yôhei qui les observe en secret, ce dernier, choqué, prend la fuite. Et après ça, les deux garçons n'auront pas l'occasion de s'expliquer: après les vacances d'été, Kei a soudainement dû déménager sans prévenir qui que ce soit, pour suivre son père muté à Hokkaidô, et en laissant ses deux amis d'enfance dans l'incompréhension et la frustration.
Depuis ces événements, trois ans se sont écoulés. Trois années pendant lesquelles Yôhei, gêné, n'a jamais été capable de reparler à Yui, et pendant lesquels aucun des deux n'a eu de nouvelles de Kei. Pourtant, Yôhei aime toujours Yui, pense sans cesse à elle, alors quand ils se retrouvent dans la même classe en première année de lycée, qu'ils se reparlent enfin et que Yui semble compter sur son ami d'enfance pour s'intégrer, Yôhei affiche la volonté d'enfin changer et saisir sa chance pour sortir avec sa bien-aimée... mais le pourra-t-ils sans heurts ? En effet, dans le même temps, une mystérieuse silhouette féminine au longs cheveux blonds et aux traits fins, si belle que Yôhei est lui-même troublé en la trouvant mignonne et qui s'avérera être dans sa classe, le colle d'emblée et agit comme si elle le connaissait... et pour cause: derrière cette captivante beauté se cache en réalité Kei. Né garçon, il a choisi d'arrêter d'être un homme, sans pour autant vouloir devenir une fille. Celui-ci est revenu habiter seul dans la capitale. Et inévitablement, il va semer un certain trouble autour de lui...
Se présentant avant tout comme une introduction soignée et immersive, ce premier volume possède bien, d'emblée, l'une des marques de fabrique d'Oshimi (en guise d'exemples, on se contentera de citer les inoubliables Sawa des Fleurs du Mal et Seiko des Liens du Sang) : une figure "féminine" centrale ambigüe, ne pouvant pas laisser indifférent, capable d'être autant sublime et captivante qu'inquiétante voire toxique, et qui emportera à coup sûr dans des développements troubles le personnage principal un peu chétif, peu confiant en lui, un brin passif et peu viril (là aussi une habitude chez le mangaka, coucou Takao des Fleurs du Mal ou Seiichi des Liens du Sang) ainsi que la ravissante jeune fille qui l'attire (Yui de Welcome back, Alice, Nanako des Fleurs du Mal et Yuiko des Liens du Sang, même combat ?). Pour porter ce personnage, Oshimi fait très bien ressortir son pouvoir d'attraction en lui offrant une aura de beauté et un regard perçant hypnotique, en plus de compter sur ses qualités visuelles habituelles : s'il est pour l'instant plus sage que dans Les Fleurs du Mal, Happiness et Les Liens du Sang, entres autres, vu qu'il n'y a pour l'instant pas de métaphores visuelles et d'élans expressionnistes, tout est clair et précis, et on reconnaît bien son trait.
Aucun doute: les gimmicks de base de l'auteur sont là, on comprend immédiatement qu'on est bien dans un manga d'Oshimi. Mais bien sûr, il n'est pas question pour le mangaka de répéter des récits qu'il a déjà faits, et on le comprend dès ce premier tome via le cas de Kei qui dénote et qui permet à l'auteur de jouer sur un sujet encore peu courant dans les mangas publiés en France: la fluidité de genre, qui désigne toute personne ne se définissant pas par un genre fixe, Kei ayant ici arrêté d'être un garçon sans pour autant vouloir être une fille. Evidemment, la particularité du personnage sera un élément central de la série, et cela provoque déjà de la curiosité et des réactions diverses dans son entourage: certaines filles le félicitent quand certains garçons peinent à croire qu'il s'agit d'un mec ou restent dans l'incompréhension, Yui elle-même montrera qu'elle ne comprend pas pourquoi un garçon qui était si beau et qui avait tout pour lui est "devenu comme ça"... Alors oui, pourquoi ? Eh bien, simplement parce qu'il se sent mieux comme ça, et c'est l'essentiel.
Mais au-delà de la mise en avant d'un Kei qui semble parfaitement s'assumer, il y a surtout la question de son comportement d'ores et déjà assez ambigu, pour l'instant difficile à cerner, surtout vis-à-vis de Yôhei. Il peut apparaître régulièrement vicieux et franchement rentre-dedans, en parlant à Yôhei de son désir de "baiser" Yui et en affirmant à son ami d'enfance qu'il compte lui apprendre des choses "bien plus intéressantes que la branlette", ce qui a forcément de quoi déstabiliser. De même, ses comportements envers ses deux amis d'enfance, quand tous trois sont réunis chez lui, sont déjà une forme de violence sexuelle et instaurent d'autant plus un climat dérangeant. Et en même temps, il dit être revenu à Tôkyô uniquement pour revoir Yôhei et se réconcilier avec lui, et vouloir l'aider à affirmer son amour auprès de Yui... Alors, que nous réserve Kei ?
C'est aussi la question que l'on peut se poser au bout de ce premier tome: que nous réserve Shuzo Oshimi ? A l'issue du volume, certains lecteurs pourraient trouver que l'auteur fait du dérangeant pour le dérangeant, tant les motivations restent encore floues. Mais c'est aussi ce qui fait souvent la force de l'auteur: nous laisser dans une part de flou au départ, pour ensuite mieux nous emporter en même temps que ses héros dans des approfondissements psychologiques profonds. Ca devrait encore être le cas ici, plus encore au vu de la passionnante postface, qui est marquante et très sincère puisque le mangaka se livre sur ses propres tourments ayant inspiré cette oeuvre, et qui donne déjà une idée plus nette de ce dont la série parlera: une certaine déconstruction masculine autour de l'ardent désir sexuel que les hommes sont censés avoir. Autant dire que l'on sera très curieux de voir comment l'artiste abordera ce sujet, qu'il compte aborder sans détours, quitte à déranger.
Côté édition, la copie proposée par Pika est tout à fait honnête. A l'extérieur, on a une jaquette proche de l'originale japonaise et sobre, portée par le regard de Kei, et ponctuée d'un vernis sélectif sur le logo-titre imaginé par Clémence Aresu et bien conçu en étant lui-même un peu trouble, comme les personnages. A l'intérieur, on a droit à une qualité d'impression correcte sur un papier souple et assez opaque, à un lettrage propre, et à une traduction claire de la part de Thibaud Desbief, traducteur qui était déjà à l'oeuvre sur Les Fleurs du Mal et Happiness du même auteur.
Chronique 1 :
On ne présente plus Shûzô Ôshimi, mangaka qui s'est imposé comme un maître de la tranche de vie adolescente, ponctuée de drames et de portraits tous plus torturés les uns que les autres. Présenté chez nous aux éditions Akata dès 2015 avec "Dans l'intimité de Marie", le manga a vu ses droits se partager entre Ki-oon et Pika, le premier avec "Les Fleurs du Mal", "Shino ne sait pas dire son nom" et l’exceptionnel "Les Liens du Sang", tandis que la maison rattachée à Hachette a publié le déroutant, mais envoutant "Happiness". C'est chez ce dernier que le dernier récit en date conclu de l'artiste a posé ses bagages récemment. "Welcome Back Alice", ou "Okaeri Alice", atteint nos librairies francophones en ce début d'année 2023.
Lancé en 2020 dans le Bessatsu Shônen Magazine des éditions Kôdansha, le manga s'est achevé en octobre dernier au Japon avec son 7e opus. "Welcome Back Alice" est donc la série contemporaine de Shûzô Ôshimi la plus courte, bien qu'elle compte déjà plus de tomes que ses œuvres de jeunesses, toujours inédites chez nous.
Collégien, Yôhei n'a d'yeux que pour Yui, sa camarade qui semble en pincer pour Kei, le meilleur ami du garçon. Quand ce triangle amoureux mène Kei à embrasser Yui, Yôhei s'éloigne de lui, juste avant que son ami ne quitte l'école et la vie. Des années plus tard, alors qu'il entre au lycéen, Yôhei se rabiboche avec Yui et voir une belle jeune fille blonde, une élève transférée, intégrer l'établissement. Cette dernière n'est autre que Kei qui déclare avoir "arrêté d'être un garçon". Tandis que Yôhei et Yui sont pris au dépourvu, Kei n'a qu'une envie : renouer leurs liens d'autrefois, quitte à être un peu trop avenant. La situation ne manquera pas de chambouler ses deux amis qui auront bien du mal à la considérer...
Fidèle à lui-même, Ôshimi nous emmène d'entrée de jeu dans un petit cercle adolescent, tiraillé par des émotions ambivalentes et contradictoires, et torturé par les élans amoureux et libidineux. Le lecteur familier avec les œuvres de l'auteur est bel et bien en terrain connu, ce qui passe aussi par une narration aussi vive qu’habile pour présenter graphiquement les enjeux émotionnels et les dilemmes qui gravitent autour des protagonistes. Dans cette amorce, le lecteur qui n'a pas lu le synopsis ne sait guère comment le trio va évoluer, ce jusqu'au retour de Kei au sein du monde lycéen. La touche supplémentaire que l'auteur souhaite donner au récit est donc là et a différentes optiques narratives. D'emblée, Ôshimi s'en sert pour bouleverser le petit groupe de personnages et planter des relations qui n'ont plus rien de celles de jeunes collégiens, les élans de Kei venant par exemple apporter une touche sensuelle avec quelques échanges torrides jouant volontairement dans une zone grise. D'un côté, l'absence de consentement (que Pika rappelle dès la première page, un geste bienvenu) amène un climat plutôt malsain, contredit par les émois d'un Yôhei qui fait alors ses premières expériences. Pas de doute, le mangaka ne compte pas s'éloigner du conte adolescent complexe et délicat, avec un petit retour à une ambiance plus proche des Fleurs du Mal que des Liens du Sang.
Dans cet ensemble, la question de la transidentité peine encore à trouver sa petite place, tant l'artiste insiste avant tout sur les troubles causés par le retour de Kei. D'ailleurs, dans ce premier tome, il n'est que peu question de le genrer au féminin, ce malgré l'affirmation de la.e concerné.e de ne plus être à considérer comme un garçon. L'idée gagne donc une nouvelle complexité sous le prisme Ôshimi, sans pour autant être un sujet à part entière pour le moment. Mais elle pourrait bien le devenir puisque ce premier opus semble faire office de grande introduction, et qu'on peut déjà s'attendre à des volumes suivants qui aborderont plus densément la figure de Kei, énigmatique et peut-être un peu malicieuse, ce qui lui confère déjà un charme certain. Pour l'heure, c'est surtout dans l'ambiance que cette amorce fait des merveilles, tant il est question en priorité de désarçonner Yôhei et Yui en les sortant de leur zone de confort tout en jouant avec leurs incertitudes d'adolescents.
Pour ces raisons, on ne saurait donner un avis formel sur "Welcome Back Alice", tant le récit doit encore prouver sa direction. Le premier volume est une jolie réussite dans son atmosphère totalement "ôshimiesque", mais ne statue pas véritablement sur la place qu'occupera la transidentité dans le récit. On reste curieux tout en étant pleinement satisfait de découvrir une autre des œuvres du mangaka.
Du côté de l'édition, Pika reste fidèle à lui-même en offrant une jolie copie, usant d'un papier mât pour retranscrire la sobre, mais très efficace couverture, et en restant fidèle au logo japonais via une typographie subtile que l'on doit à Clémence Aresu. Thibaud Desbief, déjà bien aguerri avec la patte Ôshimi puisqu'il a déjà traduit "Les Fleurs du Mal" et "Happiness", offre ici un travail convaincant et toujours en phase avec le climat torturé des histoires du maître.