Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 26 Mars 2024
Découverte en France aux éditions Chattochatto en janvier 2021 avec le one-shot Ocean Colored Polaris, et en attendant son retour prochainement chez ce même éditeur avec le titre Fall In Love With Spring, l'autrice taïwanaise Wu Yushi fait une escale dans le catalogue des éditions Mahô ce mois-ci avec La Voyageuse de 1934, une oeuvre d'environ 220 pages qu'elle a dessinée en 2022-2023 et où elle adapte un roman écrit par Hua Ling.
Dans ce récit se déroulant en 2022, on découvre Li Yixing, jeune femme qui, à l'âge de 25 ans, a le sentiment que sa vie est un échec: alors qu'elle rêvait de percer dans la musique, elle a échoué à entrer dans une université d'études musicales, s'est alors rabattue sur une fac basique et inconnue, pour désormais vivoter en tant que chanteuse pour des événements comme des mariages. C'est d'ailleurs lors d'un concert de mariage qu'elle recroise la route de sa tante, dirigeante d'une importante entreprise de musique, et surtout de sa cousine Fumei, autrefois pianiste de talent mais qui, visiblement à cause de notre héroïne, a dû renoncer à sa carrière suite à une blessure. Yixing garde, d'ailleurs, toujours un fort sentiment de culpabilité vis-à-vis de cela, et sa tante ainsi que Fumei lui font bien sentir qu'elles lui en veulent toujours...
Bref, Yixing se qualifie elle-même de ratée, surtout comparativement à ce qu'a autrefois accompli son défunt grand-père dans la musique. Et pourtant, c'est lors de ce même concert de mariage qu'elle fait deux rencontres déterminantes: tout d'abord Yichen, un beau jeune homme qui affirme être ébloui par son talent de chanteuse, et surtout une jeune femme apparaissant devant elle et son frère Guangyang dans des circonstances très étonnantes: non seulement la dénommée Peng Xuanmei vient du passé et plus précisément de 1934, mais en plus elle se révèle être une chanteuse ultra populaire à son époque mais étant totalement retombée dans l'anonymat aujourd'hui pour d'obscures raisons, et enfin elle semble avoir un lien étroit avec le grand-père de notre héroïne. Avec l'aide de Yichen et de Guangyang, ces deux femmes issues d'époques différentes mais unies par une même passion pour la musique entreprennent alors de se produire dans un célèbre festival de musique, à la fois pour concrétiser leur rêve et pour trouver un moyen de renvoyer Peng Xuanmei à son époque. Et qui sait, peut-être que cela permettra aussi à Yixing d'enfin surpasser ses vieux démons pour repartir de l'avant ?
Autant commencer par évoquer les différentes limites de l'oeuvre, avec en premier lieu ses quelques carences graphiques: bien que certaines planches sortent vraiment du lot dès que Wu Yushi s'adonne à des doubles-pages ou à des découpages plus déstructurés, on reste sur un rendu plutôt basique, en particulier dans l'utilisation des trames qui restent souvent un peu grossières (ne serait-ce que sur les cheveux des personnages), dans le rendu des moments musicaux qui sont brefs et peu vibrants, et dans des anatomies parfois plus inégales. Ce n'est jamais laid, loin de là, mais on pouvait clairement s'attendre à un ensemble plus soigné, plus homogène.
Un autre problème vient des choix d'adaptation. Wu Yushi l'avoue elle-même: c'était la première fois qu'elle adaptait un scénario déjà existant, et ça lui a posé beaucoup de problèmes et de souffrances pour trouver comment faire les bons choix et comment les mettre en images. Et dans les faits, même si l'essentiel semble bel et bien retranscrit, ces difficultés d'adaptation se ressentent souvent: les histoires concernant le grand-père de Yixing et Uta marquent peu car elles sont évoquées de façon presque secondaire au départ, il n'y a aucun véritable jeu sur les contrastes que peut ressentir Xuanmei en étant propulsée à notre époque moderne alors que ça aurait pu apporter beaucoup, l'accident vécu par Fumei est évoquée de façon bien trop succincte et floue pour vraiment nous interpeller quand ça devient un enjeu plus important en fin de tome, certains visages comme Guangyang n'ont en réalité aucun vrai rôle... On sent vraiment qu'il y avait sans doute plus de développements dans le roman d'origine, et que l'adapter en un seule tome au format manga a dû contraindre Wu Yushi a effectuer de nombreuses coupures qui se ressentent bien trop.
Enfin, l'autre petit souci vient sûrement de l'oeuvre d'origine, puisqu'il concerne différentes petites facilités d'écriture, prenant la forme de coïncidences quand même bien grosses: comme par hasard le beau jeune homme admirant Yixing est son nouveau propriétaire, comme par hasard il a un rapport direct avec l'histoire de de Peng Xuanmei... Sans parler du concept du voyage temporel qui est toujours un peu casse-gueule s'il est mal maîtrisé: le présent a-t-il changé en profondeur suite à un certain changement ayant lieu dans le passé à la fin de l'oeuvre ? Les autrices évitent de répondre à ça en nous laissant donc un peu dans le flou.
Attention toutefois, car même si l'on donne l'impression de descendre beaucoup l'oeuvre, elle est en réalité très loin d'être ratée: simplement, on en attendait plus, au vu des possibilités affichées par le pitch. Concrètement, on cerne bien les grandes lignes de cette histoire, que ce soit autour du contexte familial passé et présent des deux héroïnes, de leur désir de repartir de l'avant à travers la musique après avoir toutes les deux connu des épreuves et échecs différents, et du lien qui les unit forcément. Simplement, pour résumer, cette adaptation reste sympathique à lire d'un bout à l'autre, mais on la sent vraiment en-dessous de ses possibilités, la faute peut-être aux quelques limites graphiques et, surtout, à un format one-shot donnant le sentiment que tout est un peu précipité.
Côté édition, les principales lacunes viennent d'un certain nombre de coquilles d'inattention dans les textes, et d'une qualité d'impression pas toujours nette dans les contours. Pour le reste, c'est correct: le lettrage est assez propre, la traduction d'Emilie Gervaise est suffisamment claire, le papier est à la fois souple et assez épais, la première page en couleurs sur papier glacé est un petit plus vraiment appréciable, et la jaquette attire facilement l'oeil avec sa jolie illustration colorée, son logo-titre très soigné et ses quelques éléments bénéficiant d'un beau marquage doré à chaud.