Tomino la maudite Vol.1 - Actualité manga
Tomino la maudite Vol.1 - Manga

Tomino la maudite Vol.1 : Critiques

Tomino no Jigoku

Critique du volume manga

Publiée le Mercredi, 10 Février 2021

Depuis L'Île Panorama et L'Enfer en bouteille sortis en France en 2010 et 2014, Suehiro Maruo était aux abonnés absents aux éditions Casterman, mais ce manque est désormais corrigé avec la publication chez l'éditeur de Tomino la Maudite. Et heureusement, pendant ces années d'absence, Maruo a continué de s'offrir une très belle actualité chez Le Lézard Noir (son éditeur français le plus important) avec l'arrivée de plusieurs oeuvres ainsi que des rééditions comme celle de l'indispensable Vampyre.

Tomino la Maudite est l'un des mangas les plus récents de Maruo. Bouclée en 4 tomes au Japon, la série y a été publiée sous le nom Tomino no jigoku de 2014 à début 2019 dans le magazine Comic Beam des éditions Enterbrain, et il s'agit donc à ce jour de la plus longue œuvre de l'auteur. Après avoir notamment adapté en manga certaines oeuvres des écrivains Edogawa Ranpo et Yumeno Kyûsaku via La Chenille, L'Île Panorama ou encore L'Enfer en bouteille, le mangaka est cette fois-ci allé puiser une inspiration plus libre dans un énigmatique et macabre poème écrit par Yaso Saijô en 1919, "L'enfer de Tomino", poème si nébuleux qu'il est encore aujourd'hui le sujet d'interprétations diverses. Un bon matériau de base, pour Maruo, donc, qui en offre à son tour sa vision, tout en développant les sujets qui font sa marque de fabrique.

Suehiro Maruo nous plonge dans le Japon des années 1930, époque qui l'intéresse depuis très longtemps et qui lui permettra ici d'offrir pas mal de petites références, allant des vêtements/uniformes aux enseignes des rues en passant par l'opium ou, simplement, le cinéma de Charlie Chaplin qui l'a beaucoup marqué. C'est en cette période que Shiyu et Miso, des bébés jumeaux garçon et fille, sont abandonnés dès leur naissance par leur mère Masae qui les confie à son grand frère. Vivant leurs plus jeunes années dans une "famille" qui ne les aime aucunement voire les maltraite, les deux enfants ne peuvent compter que sur leur lien fort, un lien si fort que tous deux semblent connectés par une force mystérieuse qui leur permet de "ressentir" ce que vit l'autre. Ils ne reçoivent guère d'amour parental, ni même d'éducation standard... et ce n'est qu'après avoir été vendus tous les deux au cirque du mystérieux Herbert Wang qu'ils trouvent une forme de chaleur familial aux côté des autres pensionnaires de ce cirque, tous des freaks, humains dont les difformités les vouent à être exposés. Elise la "fille pieuvre" à 4 bras et 4 jambes, Shin la fillette poilue, Ken et Masa les nains, Saburô le "shôgun à deux têtes", la "grande soeur" Kim... sont autant d'êtres "anormaux" que les jumeaux, devenus Katan et Tomino, côtoient alors au quotidien en s'y attachant. mais le monde du spectacle peut lui-même être impitoyable, et Wang ne dit pas forcément tout de suite à ses "protégés" ce qu'il compte faire d'eux...

A la lecture de ce premier pavé, on ressent très vite que l'on est bien face à une oeuvre de Maruo, tant on retrouve constamment des sujets chers au maître.
Il y a, bien sûr, ce cirque qui est en réalité un freaks show, et qui rappelle immanquablement La jeune fille aux camélias, l'un des plus grands chefs d'oeuvre de Maruo.
Et tout comme dans La jeune fille aux camélias et dans d'autres oeuvres du mangaka (Vampyre, par exemple), il y a cette façon dont l'enfance, la jeunesse, se retrouve d'emblée confrontée aux tares et vices des adultes jusqu'à gangréner leur évolution et précipiter leur marginalisation. Sur ce dernier point, il y a par exemple le fait qu'avant-même que leur mère adoptive le leur avoue, les jumeaux avaient déjà compris qu'une femme pareille ne pouvait pas être leur vraie maman, chose dont ils n'auraient jamais dû se douter dans leur innocence enfantine. De même, les deux jeunes héros ignorent régulièrement beaucoup de choses du fait de leur éducation marginale. Et bien sûr, il y a, au fil des pages, ce que Wang réserve aux pensionnaires de son cirque.
Pourtant, il n'est pas question pour Maruo de poser un regard critique: le mangaka dépeint sans jugement ce qui continue de le fasciner encore et toujours, à savoir la différence, cette différence qui parsème très souvent ses histoires. Ici, elle passe donc surtout par ses personnages freaks, par les difformités, par ce qui sort de la norme au point de susciter une fascination, quand bien même cette fascination peut avoir des allures malsaine puisque les pensionnaires du cirque sont exhibés comme des bêtes de foire. Le mangaka, lui, dépeint plutôt ses personnages avec neutralité, mais en suscitant des sentiments pouvant être très divers chez le lecteur (par exemple, il semble difficile de ne pas pas s'attacher très vite à Shin), et en les confrontant aux vicissitudes du monde. Ainsi, par exemple, y a-t-il des personnages qui, comme Saburô, ont une fausse difformité et mentent donc pour susciter l'attention. D'autres qui, comme Shin, ont une difformité qui semble naturelle. Et d'autres encore qui, terriblement, sont des "xiang gui er", enfants dont les malformations ont été provoquées artificiellement en Chine (par exemple en les enfermer dans des boîtes pour qu'ils grandissent en prenant telle forme) pour ensuite être exhibés comme des bêtes curieuses. Dans tous les cas, la différence est sujet de fascination ici... mais au coeur de tout ceci, quels seront la place le parcours et l'avenir de Katan et Tomino ?

Sur le plan purement visuel, Maruo régale, comme très souvent. Malgré la part cruelle et malsaine du récit, le mangaka reste relativement sage par rapport à d'autres de ses oeuvres, mais ça ne l'empêche pas d'être assez direct dans ses représentations, où il n'étouffe jamais son génie créatif pour entrer dans une norme. Son trait est toujours aussi fin et riche, immédiatement reconnaissable dans les silhouettes humaines "normales" et dans les freaks. Ses quelques métaphores visuelles expressionnistes sont tout aussi soignées que ses quelques planches au découpage plus déstructuré, ou que ses compositions plus théâtrales qui rappellent l'influence permanente qu'a pu avoir le théâtre Grand-Guignol sur lui.

En somme, sans forcément se placer parmi les oeuvres les plus emblématiques, importantes ou marquantes de Suehiro Maruo pour le moment, cette première moitié de Tomino la Maudite accomplit à merveille sa tâche, l'artiste laissant libre cours avec une certaine maestria à ses obsessions thématiques et visuelles. De quoi largement donner envie de découvrir la suite et fin dans le prochain pavé.

Notons, enfin, que l'éditeur a pris soin d'offrir une édition française à la hauteur. Vouée à compiler les 4 volumes japonais en 2 pavés d'un peu plus de 300 pages chacun, cette édition est proposée en grand format cartonné avec reliure de qualité supérieure, l'ouvrage ayant alors un certain cachet. A l'intérieur, le papier souple et épais ainsi que l'excellente impression rendent bien honneur au travail visuel de Maruo, tandis que l'on appréciera les premières pages en couleurs, et que l'on saluera le bon travail sur les onomatopées, tantôt traduites tantôt sous-titrées pour participer le plus fidèlement possible à l'atmosphère (les onomatopées de Maruo étant souvent très importantes ici). A la traduction, Miyako Slocombe livre un travail impeccable. Enfin, difficile de ne pas apprécier l'assez longue interview de fin de volume, initialement publiée en France en 2013 dans le magazine Kaboom, et étant une sorte de rencontre croisée très intéressante entre Maruo et un artiste qui a été très marqué par son travail, le génial Atsushi Kaneko, que l'on a d'ailleurs aussi retrouvé en France il y a quelques jours avec la publication du tome 1 de Search and Destroy aux éditions Delcourt/Tonkam.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs