Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 06 Mai 2024
Avec sa première publication française Sous le linceul de la mariée, sorti chez Taifu Comics en mars 2023, Sagan Akagawa avait su nous taper dans l'oeil, grâce à une histoire nous faisant aller du mystère à l'horreur en passant par la tragédie, mais aussi grâce à un dessin particulièrement ravissant. Pour notre plus grande joie, la voici de retour chez l'éditeur, depuis le mois de février dernier, avec The World's End, un recueil sorti au Japon aux éditions Libre en juillet 2020 et qui, sur environ 180 pages, regroupe trois histoires courtes qui furent initialement prépubliées en 2019-2020 dans le magazine Be x Boy, qui font chacune entre 50 et 60 pages, et dont la dernière (celle qui donne son nom au recueil) bénéficie en plus d'un court chapitre bonus de 12 pages.
"Ô sublime Magnolia, même après ma mort, je continuerai à t'aimer tant que tu me rendras cet amour. Ceci est la malédiction que je te laisse."
L'histoire "Ils vécurent heureux" nous invite à suivre Magnolia, un être à l'apparence humaine qui, même s'il est le protecteur de la forêt sombre qu'il habite, est vu comme un monstre, à la fois à cause du côté lugubre de cette forêt et des rumeurs sinistres courant sur lui. Eternellement seul, il recueille pourtant, un jour, un nourrisson humain dont personne ne voulait et laissé dans la forêt. Baptisé Emil, le garçon grandit, devient enfant, puis adolescent et enfin adulte sans que son protecteur ne change, et en nourrissant pour lui des sentiments toujours plus forts. Mais que cache réellement Magnolia ? Pourquoi ne change-t-il pas d'apparence au fil du temps ? Pourquoi les humains ont-ils si peur de lui ? Et pourquoi Emil a-t-il régulièrement, depuis l'enfance, des visions étranges ? On vous laisse évidemment découvrir les réponses que l'autrice donne au bout de cette sorte de joli conte forestier, merveilleux et un petit peu cruel (dans une certaine tradition des contes anciens, finalement), et en même temps si beau dans ce qu'il esquisse autour de la longévité et de l'éternité des sentiments unissant les deux héros.
Dans "Le Prince Grenouille", place à Nishino, un garçon qui, depuis qu'il est né, a pour lui une beauté folle, des traits parfaits pour lesquels on ne cesse de le complimenter. Cela aurait pu être un vrai don du ciel, et c'est d'ailleurs ce que pense pas mal de monde à commencer par ses parents. Mais lui vit la chose, depuis toujours, comme une malédiction: il est si beau que tout le monde s'arrête à son apparence si harmonieuse, et que personne n'a jamais cherché à le connaître au-delà de ce physique et à s'intéresser à qui il est vraiment. Même les personnes voulant sortir avec lui finissent par l'abandonner sous prétexte qu'elles font tâche à côté de lui, si bien que Nishino n'a plus la moindre confiance envers les relations humaines, systématiquement faussées à cause de son allure. Mais dans sa classe, il y a Iida, un garçon souvent un peu dans la lune, négligeant son apparence, et évité voire un peu moqué par les autres car il reste souvent seul à profiter de sa passion pour les insectes et autres animaux. Mais alors qu'Iida est plutôt mal vu par ses camarades, Nishino, grâce à son petit boulot de mascotte au zoo du coin, est le seul à voir qui est vraiment Iida, derrière les premières apparences, à savoir un garçon rayonnant dès qu'il vit sa passion. Iida saura-t-il, lui aussi voir le vrai Nishino derrière son physique ? Si la réponse ne propose aucune surprise dans ce récit un peu plus standard, Sagan Akagawa y excelle néanmoins dans le développement de ses héros et dans son abord du sujet de l'apparence.
Enfin, "The World's End" nous immisce dans le futur, à une époque où la colonisation spatiale s'est développée. Envoyé seul pour trois années sur une autre planète en vue de la coloniser, Shin arrive bientôt au bout de sa mission, qu'il a effectuée minutieusement jour après jours, sans relâche, tout en restant quotidiennement en contact avec son ami et collègue Rukiya, resté sur Terre, et dont il est secrètement amoureux depuis longtemps. Bien qu'un peu honteux de faire ça, pour tenir le coup Shin a pris l'habitude, chaque jour, d'utiliser l'intelligence artificielle à ses côtés pour qu'elle prenne l'apparence de Rukiya et pour qu'il puisse se blottir. Au fil de ses trois années de quasi solitude, son amour ne s'est jamais tari, si bien qu'il a désormais hâte de rentrer et d'avouer enfin ses sentiments à l'élu de son coeur. A moins qu'un dramatique imprévu, dont nous vous laissons découvrir la teneur, ne l'en empêche...
Passé, présent, et futur. Conte tantôt cruel tantôt merveilleux issu d'un autre temps, tranche de vie contemporaine autour des apparences, et science-fiction teintée de tragédie. Telle est toute la diversité que Sagan Akagawa démontre au fil de ces trois récits dont, précisément, les qualités ne se limitent pas à cette variété. En effet, si la mangaka a déjà prouvé son talent sur une histoire plus longue comme Sous le linceul de la mariée, elle démontre également une véritable maîtrise de l'exercice de l'histoire courte, tant chaque étape narrative arrive avec clarté, sans paraître trop rapide ou trop longue, et en touchant facilement dans les différentes choses que ses protagonistes peuvent véhiculer. Surtout, la mangaka sait sublimer les cadres spécifiques à chaque histoire en soignant considérablement son rendu visuel, avec des traits fins, précis et riches, une utilisation minutieuse des trames pour amener plus de profondeur et faire ressortir certains éléments, et surtout certains angles de vue très méticuleux pour mettre en lumière de jolis travaux de composition, de découpages et de cadrages (par exemple, la double-page où Shin dit à Rukiya ce qu'il aimerait faire une fois rentré sur Terre, parfaite avec sont fond spatial et ses quatre cases allant en diagonale de haut en bas, de droite à gauche, et en zoomant peu à peu sur les protagonistes comme s'ils étaient déjà l'un devant l'autre).
Quelles que soient l'époque, la nature et la tonalité de ses trois récits, Sagan Akagawa frappe assez fort avec ce recueil qui, en plus de proposer une belle diversité d'univers et d'ambiances et de rester entièrement soft, propose des histoires maîtrisées aussi bien narrativement que visuellement. Une très bonne pioche, qui nous confirme que cette autrice à énormément de talent à revendre, et qui est en plus servie dans une édition de bonne facture avec sa jaquette fidèle à l'originale japonaise, sa bonne qualité de papier et d'impression, sa traduction signée Grégoire Labasse très propre, et son adaptation graphique/lettrage convaincant de la part de Jean-François Leyssène.