Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 03 Avril 2025
Annoncé par les éditions Mangetsu en mai 2024, le manga Swingin' Dragon & Tiger Boogie, toute première série du mangaka Koukou Haida, débarque enfin dans notre langue, pour nous plonger dans son ambiance à la fois jazzy et compliquée au coeur du Japon d'après-guerre. Achevée en six volumes, cette série à la solide réputation a initialement été prépubliée au Japon en 2020-2021 dans le magazine Morning des éditions Kôdansha, et a été joliment remarquée dans son pays d'origine en ayant été récompensée en 2021 par le prix du Nouvel Artiste lors de la 24e édition du Japan Media Arts Festival.
Tout commence dans le Japon de 1945, alors que la Deuxième Guerre Mondiale est sur le point de s'achever avec la défaite du Japon. Quelque part à Fukui, une toute jeune petite fille découvre, dans une cabane en forêt, sa grande soeur en train de profiter avec joie d'un morceau joué devant elle par un contrebassiste qu'elle semble aimer plus que tôt. Six ans plus tard, ce souvenir est encore profondément gravé dans l'esprit de la petite fille en question, Tora, devenue une adolescente pleine de caractère. Mais si elle a gardé cet instant en elle comme s'il s'agissait d'un fascinant rêve, la réalité, elle a plutôt viré au cauchemar: voici plusieurs années que sa grande soeur Ineko, après avoir été retrouvée au bord de la mort dans une rivière, est devenue amorphe et incapable de parler. Quant à Tatsuji Odajima, le fameux contrebassiste tokyoïte avec qui sa Ineko semblait avoir un lien si fort, il a disparu de la circulation et n'a plus jamais donné de nouvelles. Alors maintenant qu'elle est en âge de vivre sa vie, Tora a pris une décision forte: pour le bien de sa grande soeur qu'elle n'a plus jamais vue heureuse depuis cette époque, elle est partie sans se retourner jusqu'à Tôkyô pour retrouver la trace du fameux Tatsuji, sans se douter que sa jolie voix et sa gracile silhouette énergique l'amèneront à côtoyer un atypique groupe de jazz.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que Koukou Haida, en termes de rythme, de personnages, d'éléments de mystère, et de portrait d'époque sur fond de musique jazz (un genre musical qui a principalement percé au Japon pendant l'occupation américaine), n'a aucun difficulté à nous emporter immédiatement, comme le ferait un bon album. Pour ça, il faut déjà dire que la période du Japon d'après-guerre est toujours une époque passionnante à suivre, et qu'un paquet de mangakas avant Haida ne s'y sont pas trompés, à l'image de Yuki Kodama dont le merveilleux Kids on the Slope se déroulait aussi dans le Japon d'après-guerre (mais plus vers les années 60) sur fond de jazz (entre autres). Et cette période, Haida s'applique consciencieusement à la dépeindre à travers certaines de ses spécificités, à l'image des camps américains qui ont un rôle crucial dès ce premier tome, mais aussi de certaines choses comme les difficultés à joindre les deux bouts et le marché noir, à une époque où la ville devait renaître petit à petit à l'aube d'une nouvelle ère.
Le jazz fait évidemment partie de ces spécificités de l'époque, et tient donc rapidement une place de premier plan dans le récit, à travers l'initiation que Tora va connaître auprès de l'étonnant groupe emmené par un certain Makio Maruyama, et alors même que les premiers contacts de notre héroïne sont difficiles avec le contrebassiste du groupe, jeune homme constamment froid, distant voire cassant. Remarquée pour sa voix, Tora se laisse emporter par l'appel du jazz, musique qu'elle a découverte dans sa plus tendre enfance auprès de sa soeur, et donc musique véritablement vouée à servir de liant dans l'intrigue. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est déjà avec passion que l'on suit ce petit bout de femme qui, malgré sa jeunesse et son côté encore innocent sur certaines choses, ne se laisse jamais faire, est très spontanée et énergique, et montre derrière ses maladresse une personnalité hyper entraînante. Tora est le genre de personnage qui fonctionne ainsi beaucoup sur l'émotion (il suffit de voir certaines de ses réactions très instinctives et spontanées pour s'en convaincre), et le mangaka ne pouvait pas mieux trouver pur coller à l'ambiance jazzy, puisque le jazz est précisément une musique qui marche mieux à la spontanéité, l'improvisation et l'émotion.
Le mieux dans tout ça, c'est que l'intrigue à la fois mystérieuse et dramatique autour de l'énigmatique Tatsuji avance déjà très bien. Dès la fin du premier chapitre l'auteur nous laisse astucieusement sur une première grosse révélation (certes assez prévisible mais redoutablement efficace car on ne l'attendait pas forcément si tôt), puis fait évoluer efficacement les choses pour étendre les approfondissements et interrogations dans la dernière partie. Ainsi, rapidement, il n'est plus seulement question de retrouver Tatsuji Odajima, mais aussi et surtout de lever voile sur ce qui lui est arrivée et sur la façon dont son histoire avec Ineko a tourné pour qu'elle en soit arrivée à rester amorphe pendant que lui disparaissait sans plus jamais donner de nouvelles. Sur ce point-là, les premières bribes de développements sont déjà fortes et très intrigantes, à l'image des toutes dernières pages, mais Haida ne néglige pas pour autant ses personnages secondaires, à commencer par un Maruyama qui pourrait d'abord passer pour un opportuniste voulant faire du business sur le dos de Tora mais qui, lui aussi, se révélera déjà avoir des douleurs personnelles.
Enfin, pour porter tout ça, le mangaka livre un travail visuel très emballant. Ses designs pourraient demander un petit temps d'adaptation car il y a des inégalités, Haida avouant d'ailleurs lui-même dans sa postface qu'il peine à dessiner les personnages masculins. Et pourtant, le tout dégage un dynamisme constant, est très soigné dans les décors d'époque, est fluide et immersif à souhait dans les découpages et cadrages, et met impeccablement en valeur toute l'expressivité et l'énergie de l'irrésistible Tora.
Le résultat est, ainsi très emballant et excellent. Au fil de ce premier tome déjà riche et mené tambour battant, Koukou Haida trouve un parfait équilibre entre les différentes facettes de son oeuvre et nous y entraîne totalement. Bien écrite, la lecture est un vrai plaisir, d'autant qu'elle est servie dans une édition française très propre: la jaquette est très fidèlement adaptée de l'originale nippone par Julie Bureau en conservant le délicieux côté rétro et vinyle, le papier souple et assez opaque permet une bonne qualité d'impression, la traduction de Sara Correia est claire et bien vivante, et le lettrage d'Elsa Pecqueur est très soigné.