Sisterhood - Actualité manga

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 05 Novembre 2021

C’est en 2010 que l’on a pu découvrir l’entièreté du talent de la dessinatrice hongkongaise Little Thunder grâce à la publication de Kylooe dans la formidable collection Made In des éditions Kana. Une série s’étalant sur trois volumes indépendants les uns des autres dont le fil rouge est la présence d’une grosse peluche à mi-chemin entre la fiction et l’onirisme. Cette bande dessinée a profondément marqué les esprits de la poignée de lectrices et lecteurs osant s’aventurer en son cœur. Une décennie plus tard, on retrouve à nouveau l’artiste en France avec la publication de Sisterhood chez les éditions Le Lézard Noir. Et le moins que l’on puisse dire est que l’autrice a fait du chemin entre temps. Elle a auto-édité plusieurs de ses livres à Hong Kong, sa popularité s’est accrue au Japon où ses bandes dessinées sont désormais publiées et ses illustrations font la couverture de magazines, et surtout elle est devenue l’une des artistes les plus populaires sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram. Jeune dessinatrice à l’époque de Kylooe, aujourd’hui Little Thunder est une artiste accomplie, une star de son domaine, et c’est donc dans ce contexte que sort Sisterhood en France.

Si le lien entre Little Thunder et le Japon résonne comme une histoire d’amour de longue date, c’est en juillet 2019 qu’elle s’impose réellement dans les rayons des libraires de l‘archipel avec la sortie de Sisterhood, un beau livre hybride mélangeant artbook, bandes dessinées et entretiens, qui a été créé spécialement pour le Japon. S'en suit alors des dessins et couvertures pour la revue Illustration, les publications de Wakame & Wave & Infinity et Scent of Hong Kong ou encore les couvertures des romans de Kaito Fumishima. À notre tour, en francophonie, de laisser une nouvelle chance à cette merveilleuse artiste qu’est Little Thunder de briller, et cela commence par la publication de Sisterhood, directement traduit du japonais par Miyako Slocombe.

Sisterhood est donc un livre divisé en deux parties principales de taille égale, l’une consacrée aux illustrations de Little Thunder et l’autre à ses bandes dessinées. Il y a une troisième partie, plus minime, qui est composée de trois entretiens. Le premier est une interview de Little Thunder dans laquelle l’artiste se livre sur ses activités et ses habitudes. Le deuxième est dédié à Katol Lo, qui aide la dessinatrice à s’auto-éditer. Et enfin le troisième est une discussion entre Hisashi Eguchi et Misaki Tanaka, qui partagent avec Little Thunder les activés croisées dans l’illustration et la bande dessinée, le premier étant bien évidemment connu pour son manga Stop ! Hibari-kun !!, lui aussi publié chez les éditions Le Lézard Noir. C’est donc l’occasion d’en apprendre davantage sur la discrète artiste, et surtout de la faire découvrir à celles et ceux qui ne la connaitraient pas encore ou qui l’auraient oubliée. Et si cette chronique commence avec un commentaire sur la troisième et dernière partie du livre, c’est qu’elle est à l’image de Sisterhood : il s’agit d’une œuvre servant à présenter Little Thunder et son travail, et c’est pour cela qu’elle est séparée entre l’illustration et la bande dessinée, les deux activités de l’artiste.

Représentant la première moitié du livre, la partie consacrée aux illustrations nous permet de nous plonger dans le travail de Little Thunder en mettant en avant des dessins datant de 2007 à 2019. Compiler les illustrations de l’artiste sur une si longue période nous permet de mieux observer son évolution, les différents styles auxquels elle s’essaie ou encore les figures qui reviennent. Ce qui saute au premier regard est bien évidemment son envie de dessiner de belles femmes, souvent dans des poses ou des tenues sexy pour être plus précis. Mais on est loin d’un art érotique, Little Thunder donne beaucoup de personnalité et de force aux femmes qu’elle dessine. Qu’elles représentent des filles banales ou marginales, on ressent de la vie dans les illustrations, que les personnages ne sont pas juste des dessins. Il est par exemple aisé de voir qu’une femme ordinaire dessinée par Little Thunder a une face cachée qui la rend unique. Ce monde secret fait parfaitement écho à Kylooe et notamment à son premier tome où une adolescente introvertie et effacée parvient à exprimer son intériorité à travers ses rêves et se révèle plus intéressante qu’elle ne le laisse paraître aux yeux des autres. Ce qui est d’apparence banale ne l’est pas forcément quand on s’y penche, un thème cher à l’artiste qui se retrouve aussi chez des mangakas comme Inio Asano ou encore Shuzo Oshimi avec qui elle pourrait prétendre rivaliser sans avoir à rougir. Little Thunder a donc un don pour nous pousser à nous reconnaître dans ses personnages, surtout lorsqu’il s’agit de femmes. Et même si ses illustrations ne représentent pas uniquement des figures féminines, on comprend mieux pourquoi le titre du livre fait référence à une sororité.

On saisit encore davantage le terme Sisterhood en se plongeant dans la deuxième partie de l’ouvrage et notamment en lisant le dytique composé de Loser et Lost Forever. Consacré aux bandes dessinées, cet imposant morceau compte quatre récits, dont deux sont donc liés. La première histoire s’intitule City of Darkness, qui est l’un des surnoms de la citadelle de Kowloon, et elle montre une jeune femme dans un train volant devant l'intrigante ville fortifiée que vous pouvez explorer dans l’excellent manga Kowloon Generic Romance de Jun Mayuzuki. Parlant de fascination, de nostalgie, de mélancolie ou encore de solitude, il s’agit d’une nouvelle onirique rappelant le premier volume de Kylooe. En effet, il aborde les mêmes sujets en laissant une grande place à la rêverie. C’est aussi le cas dans les choix de couleurs qui alternent entre les nuances ternes de l’extérieur de la citée et l’éclat des teintes vives des souvenirs, un contraste qui est au cœur de Kylooe, tout comme le fait que le fond des planches soit noir. Et c’est naturel puisque City of Darkness a été en réalité dessiné en 2006, soit juste avant l’œuvre qui a révélé Little Thunder.

Datant quant à elle de 2007, la deuxième histoire s’intitule Loser et met en scène quatre amies se réunissant au sauna suite aux déboires sentimentaux de l’une d’elles. L’occasion pour les jeunes femmes de discuter entre elles de leurs histoires d’amour, chacune d’elle menant une vie bien différente des autres. La nouvelle brille par ses changements de tons, passant de la comédie au dramatique, de la mélancolie à la tendresse. Une tension s’instaure même dans le récit, comme si quelque chose était prêt à exploser à tout moment à partir de l’instant où les amies se séparent et repartent de leur côté. Cela lui confère une dimension supplémentaire que la simple description de portraits de femmes par le prisme de leur vie sentimentale. Cette histoire est en réalité la première bande dessinée de Little Thunder parue en France, puisqu’elle était disponible dans l’anthologie Interfaces publiée en 2009 dans la collection Bao des éditions Paquet. La suivante est quant à elle inédite, elle a en effet été dessinée en 2019 en exclusivité pour Sisterhood et se nomme Lost Forever. On y retrouve les quatre mêmes femmes qui se réunissent pour la première fois dix ans après. Leur situation a bien changé, et on découvre à nouveau leur vie sentimentale et professionnelle. Une fois encore, l’autrice joue sur les changements de registres, en naviguant entre l’humour et le drame, pour présenter des amies qui, en fin de compte, s’envient entre elles. Il y a un décalage flagrant entre l’expression et les sentiments comme en témoigne parfaitement la dernière page qui marque les esprits par son texte débordant de nostalgie qui surplombe un dessin représentant une joie collective. Il fait donc nul doute que Little Thunder se place parmi les grandes autrices de ce monde, manipulant le ressenti de son public au rythme de ses mises en scène et à la puissance de ses contrastes. Elle dépasse ainsi le statut d’illustratrice pour lequel elle est mondialement connue.

La quatrième et dernière histoire évoque justement le sujet de la création. Datant de 2013, The Artist est plus courte que les autres nouvelles et elle ne se parcourt pas dans le même sens de lecture. On y découvre une créature monstrueuse ressemblant à un chat humanoïde en train de se faire exclure et violenter par des gamins présentés comme normaux. Il est facile de comprendre qu’il s’agit d’une métaphore du harcèlement lié au rejet de la différence mais, très vite, l’histoire change radicalement de perspective lorsque l’on se rend compte qu’il s’agit en réalité d’une bande dessinée qu’une jeune femme est en train de dessiner. À partir de ce moment, le personnage blessé vient hanter l’artiste en exprimant sa douleur et son incompréhension d’avoir été battu. Il se fait de plus en plus bruyant et envahissant pour la dessinatrice qui finit par lui offrir du répit au sein de son histoire. The Artist évoque l’angoisse de voir un personnage échapper au sort qu’on lui réserve, mais aussi l’empathie que peut ressentir une personne qui dessine une histoire pour les personnages qu’elle crée. L’ambiance est oppressante, avec ces complaintes qui prennent de plus en plus de place sur les cases et cette atmosphère nocturne dans laquelle est plongée la dessinatrice. Cela est exacerbé par sa solitude, qui est peut-être la cause principale de son hallucination. Seule devant ses planches, elle se perd dans son esprit et se laisse embarquer par le personnage qu’elle a imaginé, ce qui n’est pas sans rappeler ce que Little Thunder a dépeint quelques années auparavant dans l’incontournable Kylooe.

Concernant l’édition, Le Lézard Noir a fait un travail différent que Genkosha, l’éditeur japonais. Dépourvue de jaquette, et donc de l’illustration sous la couverture que l’on retrouve cependant dans le livre, la version française ne conserve pas non plus les éléments de fabrication comme le texte en relief. Pour autant le livre bénéficie d’une belle édition, notamment avec la présence de rabats sur la couverture. Et surtout, un point qu’il est essentiel d’aborder est la taille de l’ouvrage puisque la version française est plus grande que la japonaise. Elle est aussi plus facile à prendre en mains et de meilleure qualité pour observer les illustrations, quand bien même le papier de l’édition japonaise est plus adéquat pour la partie artbook. En fait, si la version française utilise un papier de bonne facture tout au long de Sisterhood qui laisse entrevoir quelques soucis de transparence sur sa première moitié, la version japonaise est différente. Elle utilise un papier semi-glacé très blanc pour le côté consacré aux illustrations et un autre beige pour celui dédié aux récits et aux interviews, avec une séparation au milieu car les bords de la nouvelle City of Darkness sont noirs, à la façon de Kylooe. Cela donne une tranche stylisée alors que la version française est uniforme. Autre détail important, la pagination imposante et presque envahissante de la partie artbook a été supprimée de l’édition française, ce qui donne plus de place pour apprécier et se plonger dans les illustrations. Dans sa globalité, si la version japonaise remporte le point de la beauté de l’édition, celui du confort de lecture revient à la française, et c’est sans aucun doute ce qui prime. Sans même évoquer que tout est brillamment traduit par Miyako Slocombe, un exercice délicat puisque les textes originaux de Little Thunder ne sont pas en japonais.

En définitive, Sisterhood est le meilleur moyen de découvrir et se familiariser avec cette artiste talentueuse qu’est Little Thunder. Elle nous présente les différentes facettes de son art, aussi multiple qu’il est reconnaissance. Véritablement, elle s’impose comme l’une des plus grandes illustratrices de son époque et prouve à qui en doutait qu’elle est tout aussi merveilleuse lorsqu’il s’agit de créer des bandes dessinées. Les lectrices et lecteurs de Kylooe le savaient déjà depuis longtemps, l’autrice est bourrée de talent pour le neuvième art également. Espérons désormais que Sisterhood puisse le faire comprendre à un nouveau public ayant découvert l’artiste par le biais d’Instagram, et que celui-ci aura envie de lire Kylooe et de se plonger dans les œuvres inédites de Little Thunder telles que Wakame & Wave & Infinity ou encore Scent of Hong Kong. Espérons également que cette fois-ci, ses prochains livres mettent moins de dix ans avant d’être publiés en France.   


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
jojo81
17 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs