Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 19 Août 2024
Début 2023, un nouvel éditeur s'est présenté sur le marché français du manga : Reborn. On ne parle pas ici d'un bébé tueur à gages, mais d'une maison que l'on pourrait juger discrète puisqu'elle ne propose à ce jour qu'un seul titre : Sinners. Une mesure qui est tout à leur honneur puisque le travail éditorial sur l'œuvre est de qualité, tant au niveau de la fabrication que dans les ambitions apportées au manhua qui profitera d'un coffret en édition limitée à l'occasion de son dernier tome. Faire moins, certes, mais faire dans le qualitatif semble donc être le crédo de ce récent acteur du milieu, ce qui peut faire office d'exemple à l'heure où les étalages de nouveautés sont submergés, et que la qualité de fabrication et des matériaux tend à diminuer chez certains grands groupes...
Sinners est l'œuvre de deux artistes, un couple dans la vraie vie : Gui Yu Zi et Sha Long Xiao. À l'occasion du présent récit, les deux auteurs taïwanais se renomment Gui & Sha, sobriquet suffisamment efficace pour le retenir. C'est en 2016 qu'ils lancent l'aventure Sinners, une histoire qui totalise 7 volumes et qui s'est payé le luxe d'une publication japonaise sur la plateforme Shônen Jump+. Chez nous, le premier volume est sorti le 7 avril et s'achèvera très prochainement, une fin que les éditions Reborn veulent célébrer avec panache avec la sortie d'un coffret intégral qui existera aussi dans une version "vide" afin de permettre au lectorat fidèle de pouvoir obtenir la box sans avoir à repasser complètement à la caisse.
L'histoire se déroule après une année 2025 marquée par le cataclysme. Le purgatoire, lieu entre le paradis et les enfers, s'est avéré être une réalité quand des fissures y menant se sont ouvertes à travers le globe. De ces failles ont jailli des monstres voraces : les Abominations. Les armées ordinaires étant inefficaces face à ces fléaux, l'organisation Illuminati a pris en charge cette menace, envoyant ses Pacificateurs la combattre avec des armes secrètes qui leur sont propres. Mais parce que les fissures ont continué à apparaître de manière incessante, les survivants de l'humanité ont été éparpillés en 13 zones sous solide protection des Illuminatis, afin de leur permettre de vivre en paix. Lycéens, Jay et Kai vivent dans l'une de ces régions, le District 13, anciennement Taiwan. Tous deux amis inséparables, ils ne s'inquiètent guère de leur avenir puisque les apparitions de failles sont rares dans leur zone. Seulement, quand l'une d'elles s'ouvre sous leurs yeux, c'est leurs destinées qui basculent...
Par l'esthétique de Sha, l'un des deux membres du binôme, et par une histoire pensée par Gui qui sort des canons du moment, Sinners nous emporte assez facilement par sa fibre qui rappelle davantage la décennie 2000, notamment parce son univers urbain teinté d'occulte et appuyée par une dimension sanguinolente qui en fait un récit particulièrement violent. La formule paraît assez simple, puisque bon nombre d'œuvres (de shônen, si on considère le récit dans ces carcans) ont déjà joué la carte de la possession et des références occultes pour construire leur action et leurs univers, dans des environnements contemporains qui nous sont familiers. C'est aussi ce rappel à une patte peut-être moins fréquente aujourd'hui, appuyé par un style direct qui garantit une progression rythmée du début d'aventure, qui a de quoi séduire d'emblée le lecteur. Un style, donc, qui nourrit une intrigue parsemée de possibilités et qui plante déjà une bonne dose de mystères, tout en entretenant des relations entre personnages qui ne manquent pas de piquant. Entre volontairement edgy (comme l'atteste la très particulière Sharlène) et marquée par des rapports lycéens classiques et efficaces, auxquels on se raccroche, cette dimension est suffisamment forte pour donner l'impression de suivre un petit groupe en milieu scolaire, au sein duquel Jay occupera une place centrale. C'est à ses côtés, par son regard, que les véritables de ce monde nous seront dévoilées, dépliant ainsi un programme intrigant qu'on pourrait même croire trop dense pour un format de sept volumes seulement. Mais à cette question des promesses et ambitions honorées, ce sera bien la série dans son entièreté d'y apporter une réponse.
Au-delà d'un cadre garni d'un classicisme (jamais irritant, mais toujours assez plaisant), c'est aussi l'esthétique de ce premier tome qui lui donne une saveur particulière. Une esthétique d'abord marquée par le trait grâce aux jeux de noirs et de blancs de Sha, certes, mais qui vient aussi de cet ensemble occulte marqué par des termes religieux qui symbolisent des phénomènes surnaturels et violents ainsi que les concepts clés de l'œuvre. Des concepts qui doivent d'ailleurs gagner en précision, puisque ce premier volume constitue surtout une introduction qui prend son temps afin de ne pas nous noyer sous les événements et informations, laissant une belle marge de progression aux opus suivants. On se questionne alors sur l'ambition scénaristique, et si celle-ci embrassera pleinement ce cadre aux consonances religieuses et occultes. Il faut dire qu'en filigrane, par des pages d'entre-deux chapitres qui présentent notamment les affiches de propagande d'une société régie par les mystérieux Illuminatis, Sinners semble parler de cultes obscurs et de contrôle des masses. À voir jusqu'où cette dimension sera poussée, mais il y a de quoi y trouver un intérêt certain dès ce premier volet.
Et en termes d'esthétique occulte, on apprécie que les éditions Reborn ait conçu une édition digne de ce cadre. Outre son papier épais d'un plan pur, l'ouvrage profite d'une couverture mate d'un bel effet saupoudré d'un vernis sélectif sur plusieurs éléments, afin d'apporter du relief au design à l'allure de grimoire obscur. L'aspect occulte du récit est poussé jusqu'à son enrobage, une démarche astucieuse en plus de donner lieu à un ouvrage fichtrement joli et plaisant à tenir en main.
Alors, on ne pourra que conseiller l'amorce de Sinners pour son mélange de shônen d'action urbain et occulte rappelant des œuvres nées durant les deux décennies précédentes, appuyé par une esthétique fine et macabre qui peut avoir l'air de sortir des standards actuels, mais qui sied à l'ambiance de ce début de récit. Il faudra donc voir sur la durée ce que Sinners peut proposer, sachant que ce début empreint de classicisme est enthousiasmant.