Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 12 Septembre 2024
Elle a beau être devenue discrète, la collection patrimoniale Sensei des éditions Kana reste très intéressante à chacune de ses trop rares publications, et ce fut encore le cas à la toute fin du mois d'août avec la parution d'un vrai morceau de l'Histoire du manga: Shinkirari, souvent considéré comme l'un des tout premiers voire comme le premier manga féministe.
L'oeuvre est signée par un grande dame du manga alternatif, jusque-là inédite en France et malheureusement disparue en 2009 à seulement 60 ans: Murasaki Yamada, qui a débuté sans carrière en 1969, et qui s'est notamment imposée comme la première mangaka féminine d'envergure du mythique magazine d'avant-garde Garo. Son éducation, assumée en grande partie par sa grand-mère, puis sa formation de graphiste et de poète laisseront une forte marque sur son œuvre. Ses premiers travaux se font remarquer pour leur forme et leur contenu, avec des portraits réalistes de jeunes femmes se heurtant à des situations familiales compliquées et au passage à l’âge adulte, ce qui était quasiment inédit dans le manga à l'époque. Après un arrêt de plusieurs années pendant lesquelles elle élève ses deux enfants et subit un mariage difficile, elle revient sur la scène du manga avec des histoires de jeunes mères aux prises avec des problèmes similaires, en quête d’un équilibre délicat entre responsabilités de femme au foyer et désir d’émancipation.
C'est précisément le sujet de Shinkirari - Derrière le rideau, la liberté, l'une des oeuvres les plus emblématiques de l'autrice, récit d'environ 340 pages qui fut initialement prépublié dans Garo entre 1981 et 1984 et qui nous immisce sur plusieurs années auprès de Chiharu Yamakawa, une mère au foyer comme tant d'autres, s'attelant du mieux qu'elle peut aux tâches domestiques et à l'éducation de ses deux filles Sachi et Chika pendant que son mari travaille.Il s'agit d'un schéma typique de nombre de familles à la fois au Japon et ailleurs, cependant une amertume naît en Chiharu: le sentiment que son époux ne cherche pas vraiment à s'intéresser ni à ce qui se passe à la maison ni à elle-même, alors que de son côté elle sait tout de lui, jusqu'à la taille de ses caleçons. Et voilà longtemps, peut-être même depuis toujours, que çà dure.
Dans un premier temps, la mangaka s'applique énormément à présenter le quotidien monotone de son héroïne. Ici elle fait quotidiennement le ménage, la lessive, la vaisselle. Là, elle répond aux besoins de ses enfants jour après jour, en faisant aussi avec leurs caprices, leurs coups de moins bien et leurs bêtises, tout en les aimant tout naturellement malgré les difficultés. Et quand elle passe ses soirées à ne rien faire elle a peur, comme si une pression invisible (celle du mari, ou des diktats du statut de mère au foyer ? ) la blâmait, car le lieu où elle vit est finalement aussi son lieu de travail. Et dans tout ça, son époux ne lui montre aucune gratitude, comme si tout lui était acquis en tant qu'homme. Il y a des soirs où il ne rentre pas à cause du travail ou où, quand il rentre, c'est pour filer directement au lit en empestant l'alcool. Il est incapable de faire les tâches ménagères, il accable parfois son épouse quand il estime qu'elle n'en fait pas assez, il prend ses aises quand il est en congés en allant jusqu'à lui demander de lui faire son café, il la trompe même... Alors entre charge mentale, inégalités dans la répartition des tâches et impression de compter pour du beurre, Chiharu est de plus en plus meurtrie par la solitude dans laquelle l'a enfermée un mariage qu'elle voit désormais comme une prison. Alors, comment pourra-t-elle re-goûter à la liberté sans passer par la case divorce et sans faire souffrir ses enfants qu'elle chérit ?
Les réponses que distille soigneusement l'autrice sont riches. Bien sûr, les rares moments où elle peut prendre du temps pour elle et vivre à son rythme font du bien,mais ne peuvent pas suffire. Alors quand elle ne fait pas preuve de résilience, Chiharu montre d'autres choses: se trouver un travail à mi-temps pour se sentir utile au-delà du cadre du foyer, se rebeller contre son époux quand il critique cette décision, refuser de le faire quand lui en a envie parce que son corps lui appartient... Se rebeller, se mettre en colère, ne pas lui pardonner ses erreurs.
Il y a alors, dans cette lecture, comme un cri de libération et d'émancipation féminine d'autant plus fort qu'il s'agit là de situation que nombre de femmes de l'époque et d'aujourd'hui, du Japon et d'ailleurs, traversent. Dans un style visuel tout en finesse et en sensibilité, et une écriture introspective et juste telle qu'il y en avait encore rarement dans le manga féminin au début des années 1980, Murasaki Yamada frappe très fort avec cette oeuvre féministe pionnière et toujours aussi importante de nos jours.
Qui plus est, les éditions Kana n'ont pas fait les choses à moitié pour l'édition française, en ayant pu inclure un impressionnant bonus: une postface de 34 pages issue de l'édition américaine, traduite par Jérôme Wicky (que certains connaissent peut-être pour son excellent livre "Gô Nagai - Mangaka de légende", et voyant le spécialiste Ryan Holmberg décortiquer longuement le contexte, la mangaka et l'importance ainsi que l'influence de son oeuvre, le tout ponctué de nombre de photos d'archives. Tout cela nous donne un très enrichissant pavé d'environ 380 pages qui reste pourtant très facile à prendre en mains grâce à son papier très souple et léger. A part ça, l'impression est bonne, les notes de bleu en début d'ouvrage ont été conservées, les astérisques sont bien présentes quand il le faut, le lettrage est propre, et la traduction du manga par Sara Correia est impeccable.