Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 21 Mars 2023
Après le récit de sport intense Blue Corner en 2018 et les histoires noires d'Un assassin à New York en 2021, la collection Graphic de Pika Edition continue de s'intéresser aux différentes facettes de la première partie de carrière du célèbre Jiro Taniguchi, avant que le regretté mangaka ne se soit spécialisé dans la tranche de vie. Ainsi, depuis le mois de novembre dernier, on peut découvrir dans notre langue Samurai Non Grata, un épais pavé d'environ 450 pages. Prépubliée au Japon dans feu le magazine Goro de Shogakukan, cette oeuvre a ensuite été publiée au Japon en deux tomes en 1991, puis en un tome en 2009, et a encore bénéficié d’une réédition en un volume en 2022 là-bas.
S'il n'est plus nécessaire de présenter Jiro Taniguchi, il est bon de signaler qu'ici le mangaka mettait en images des histoires conçues par Toshihiko Yanagi, dont c'est la première publication manga en France, mais dont la carrière est loin de se limiter à ce domaine puisqu'il est également scénariste et réalisateur de films et de séries télévisée et radiophoniques, romancier journaliste... Une carrière riche lui ayant notamment permis de remporter des prix pour certains de ses romans, et d'avoir collaboré avec le grand Katsuhiro Otomo pour le manga Kibun wa Mou Sensou (qui gagna le Seiun Award de la meilleure bande dessinée en 1982).
Samurai Non Grata narre les péripéties de trois collaborateurs qui, ensemble, cherchent à tirer profit de différents troubles ayant marqué l'Histoire du monde au début des années 1990 en particulier. Yoshiaki Hongô est en entrepreneur japonais multilingue et prêt à tout pour faire tourner ses affaires. Rintarô Norimizu, lui, est l'homme d'action de la bande, nourri par une longue carrière militaire. Quant à Hu-ji, il s'agit d'une mannequin sino-vietnamienne, qui ne manque ni de cran ni d'audace pour se hisser toujours plus haut, sa beauté étant évidemment un atout même si elle sait aussi poser des limites.
L'épais volume nous propose tout simplement de suivre quatre histoires globalement distinctes (même si on y retrouve peu à peu quelques autres visages plus ou moins récurrents) où ces trois-là s'associent dans l'ombre des conflits mondiaux pour tirer leur épingle du jeu. Chaque récit part d'une situation précise: des vols de voiture dans le sillage des 24h du Mans, la disparition d'une grande cargaison de coton, de soi-disant recherche sur une civilisation primitive africaine qui cache autre chose... avant que, petit à petit, chacun des récit ne dévoile d'autres enjeux où nos personnages peuvent, tour à tour, devoir composer d'autres éléments extérieurs comme différents organismes (la CIA, le Mossad...), diverses mafias, des sociétés rivales, des mercenaires... Le tout dans des déroulement qui sont donc suffisamment riches en rebondissements. Dans tout ça, on a un Yoshiaki qui s'occupe des parties "diplomatiques" en bon homme d'affaires, un Rintarô qui assure le quota d'action, et une Hu-ji qui fait surtout office d'atout-charme, pour un cocktail on ne peut plus standard voire dépassé de nos jours, mais rendu efficace par le dessin de Taniguchi, celui-ci livrant des décors du monde bien présents, ainsi qu'un découpage toujours clair et des instants plus cinématographiques derrière les découpages de cases toujours classiques. Les influences du cinéma se ressentent d'ailleurs bien à travers différents clins d'oeil distillés de temps à autre.
Le principal point d'intérêt se trouve toutefois ailleurs, en nous permettant de voir Taniguchi s'attaque à un registre de mangas un peu plus axé sur la géopolitique, via ces personnages qui, bien souvent avec peu de scrupules, cherchent le profit dans différents tourments animant le monde au début des années 1990 jusqu'à quelques décennies auparavant: la division RDA/RFA, l'imminente chute du bloc de l'Est sous l'action de Gorbatchev, les conflits du Moyen-Orient (Iran, Irak, Israël/Palestine), la course au nucléaire jusque dans certains pays d'Afrique du Nord, l'hégémonie américaine, les restes persistants de la Guerre Froide... sont autant de choses servant de toile de fond de manière assez efficace, d'autant plus que Pika Edition a ajouté sur tout ceci un petit lexique de deux pages en toute fin de livre.
Avec ses quatre récits centré sur un trio peu scrupuleux qui s'enrichit dans l'ombre de différents problèmes mondiaux, les deux auteurs nous livrent un manga sur fond géopolitique assez classique voire quelque peu éculé quand on le lit avec nos yeux d'aujourd'hui, mais qui s'avère de bonne facture dans l'ensemble, d'autant que l'édition française est de grande qualité avec son papier bien épais, bien blanc et sans transparence, ses huit premières pages en couleur, sa très bonne impression, son lettrage soigné, et sa traduction claire de la part de Mathilde Tamae-Bouhon. Le seul petit bémol est qu'un tel pavé en très grand format, ça pèse forcément son poids, ce qui fait qu'il vaudra mieux lire tranquillement l'ouvrage à plat.