Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 06 Février 2025
Si le nom de Haruka Kawachi ne nous évoque que peu de choses, c’est bien parce que la mangaka a été très peu publiée dans nos contrées, et était même absente de notre actualité depuis 2014. Lors de la dernière décennie, Komikku publie l’artiste via sa série «Les fleurs du passé », œuvre mêlant comédie, romance et émotion en portant le thème du deuil, par la patte pleine de sensibilité de son autrice. Depuis, ce fut le calme plat, si on fait exception de l’adaptation animée du manga disponible sur la plateforme ADN. C’est là qu’intervient naBan, éditeur indépendant dont la politique d’auteurs se confirme à chaque fois un peu plus, qui a dévoilé en août dernier son ambition d’intégrer Haruka Kawachi à son catalogue. « Les fleurs du passé » est une œuvre de nouveau au programme via une réédition qui ira plus loin que celle proposée jadis par Komikku, puisque le one-shot séquel « Bangai-hen » est annoncé en tant que 5evolume. Une vraie aubaine pour les lecteurs qui voulaient découvrir l’artiste, mais qui étaient victimes de l’arrêt de commercialisation de la mouture originale, tandis que les fans déjà acquis pourront jeter leur dévolu sur « Musashino Rondo », manga actuel de l’autrice qui nous parviendra ultérieurement sous la bannière de naBan.
Malgré son regard sévère, ou plutôt distant, Hazuki a eu le coup de foudre pour Rokka, fleuriste de son quartier âgée de quelques années de plus que lui. Si bien que lorsque l’occasion se présente, le garçon n’hésite pas à postuler en tant qu’employé à mi-temps de l’établissement. Chaque jour, son quotidien rayonne de la présence de l’élue de son cœur qui semble célibataire sans personne en vue. Mais les certitudes de Hazuki s’effondrent quand, en se rendant au domicile de Rokka, il tombe nez-à-nez avec un homme, torse nu, qui semble particulièrement proche de la fleuriste. Mais les apparences sont trompeuses et cet homme, Shimao, n’est pas exactement celui que Hazuki pense être…
Le postulat de base de la série, celui de ce premier volume, est aussi trompeur qu’étonnant. Sur ses premières pages, « Les fleurs du passé » est un manga qui parle de l’amour au premier regard, d’une potentielle relation entre Hazuki et sa patronne, Rokka, avec comme entremetteur cet homme, Shimao, qui se présente comme le mari de la fleuriste. Le manga de Haruka Kawachi a-t-il vocation à être un triangle amoureux ? Oui… et non. Le parti-pris de la mangaka devient étonnant dès lors que la vraie nature de l’intrigant Shimao nous est dévoilée, faisant basculer les rapports entre personnages jusqu’à mettre en exergue leur rapport à la mort. Tout devient alors bien plus profond que ce qu’on aurait imaginé tandis que le triangle lui-même n’en est pas vraiment un. Les rapports se font davantage entre Hazuki et Rokka sur le plan de l’amour et entre Shimao et Hazuki concernant une certaine rivalité. Le point d’orgue vient alors de la ligne pouvant relier la fleuriste à son mari, la figure géométrique venant cristalliser toute une réflexion sur la capacité et la nécessité ou non d’un humain à tourner la page, surtout quand il est question de sentiments amoureux dans l’équation.
Et cette proposition, la mangaka la développe déjà d’une main de maîtresse, en nous prenant d’abord au dépourvu. Car sur les premières pages, il y a une sorte de dissonance, celle d’un Hazuki au regard totalement détaché qui tranche avec les sentiments extrêmement sincères qu’il éprouve envers Rokka. L’autre rupture, c’est celle des sentiments de la fleuriste, contradictoires, ce qui rend le personnage aussi touchant que bouleversant. Par quelques flashbacks et autres astuces de narration, Haruka Kawachi rend évident le dilemme qui traverse la jeune femme tandis, qu’à l’opposé, Hazuki tente de la remettre sur le chemin de la vie, certes d’abord par envie de voir ses propres ambitions amoureuses se concrétiser. Il en découle des rapports complexes et un drame sentimental percutant qui vient questionner chacun d’entre nous. Car une fois que Rokka a acquis notre empathie, difficile de ne pas nous questionner nous-mêmes sur les choix que nous ferions à sa place. D’assez doux initialement, ce premier tome en devient rapidement poignant, des tonalités qui vont de pair avec le trait fin et les planches d’une grande pureté de la mangaka.
Et si le récit peut donner l’air d’être très larmoyant, voire de virer dans le pathos, il n’en est rien. Ce premier tome est émotionnellement fort, c’est indéniable, mais il garde une justesse et une quiétude qui prouve une direction de l’œuvre tout à fait admirable. Plus fort encore : le manga se paie le luxe de quelques notes d’humour franchement efficaces, notamment dans l’opposition entre Hazuki et Shimao avec laquelle l’autrice exploite avec ingéniosité la vraie nature du mari de Rokka. Une manière maline de jouer avec les concepts tout en nous permettant de faire retomber le souffle entre deux moments forts.
Pour nombre de lecteurs, dont votre serviteur, la rencontre avec l’art de Haruka Kawachi sera certainement ce coup de cœur que nous espérions. Non seulement la proposition de ce premier volume est forte, mais elle brille aussi d’une écriture aussi sensible que maîtrisée à tous les niveaux. Dès lors, on apprécie que naBan ait publié en simultanée les deux premiers tomes, soit la moitié de l’histoire principale. « Les fleurs du passé » s’annonce déjà comme un petit bijou qui ne peut que nous donner l’envie de nous jeter sur la suite ainsi que sur la future série de l’autrice à paraître chez nous, « Musashino Rondo ».