Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 25 Janvier 2024
La grande percée de Moto Hagio de ces derniers temps nous permet de redécouvrir les anthologies jadis parues aux éditions Glénat, en parallèle aux sorties de "Le Clan des Poe", "Barbara : l'entre-deux-mondes" et "Leo-kun" aux éditions Akata. Un mouvement inespéré et qui, on l'espère, perdurera. Notons que dans le rang des mauvais élèves figure Crunchyroll qui n'a pas saisi l'opportunité pour rééditer "Le Cœur de Thomas", qui est pourtant un manga important de la carrière de l'artiste. On comprendra évidemment la priorité de produire un énième collector d'un shônen à grand succès.
"Anthologie de la rêverie" est l'un des deux volets du diptyque initialement publié par Glénat en 2013, et réédité en ce mois de janvier 2024. Un ouvrage bien plus épais que le volet "Anthologie de l'humain" grâce à ses 353 pages qui ne condense pourtant que quatre récits... mais quels récits !
Puisque cette grande anthologie a pour vocation (notamment) de faire découvrir différentes facettes de l'art de Moto Hagio, ce deuxième ouvrage se dédie au pan science-fiction de sa carrière. Au-delà du drame, la SF est un genre que la mangaka a largement visité. Mais plus que votre serviteur assez néophyte dans l'œuvre de l'artiste, c'est davantage la chercheuse Tomoko Yamada qui l'explique le mieux, via une préface qui permet de comprendre l'importance de Moto Hagio dans les années 70 mais aussi celle de certaines consœurs, et la manière dont elles ont contribué à l'évolution du shôjo à cette époque. À ce sujet, il est assez dommage que Glénat ait opté pour un descriptif très réducteur en quatrième de couverture, un éloge de la mangaka qui tend à invisibiliser le travail d'autres artistes comme Riyoko Ikeda ou Keiko Yakemiya, pour ne citer qu'elles.
Quatre histoires, dont trois de science-fiction, et un drame fantastique. On pourrait même redéfinir l'ouvrage en le considérant plutôt comme une intégrale de "Nous sommes onze !", un récit majeur de la carrière de l'autrice. Publié en trois parties dès le mois de septembre 1975, l'histoire initiale est un vrai récit à suspense dans lequel 11 étudiants de races variées doivent survivre dans un navire spatial à la dérive, tous ayant conscience que l'un d'eux est un intrus. Un manga indéniablement riche tant il ne se limite pas au thriller SF, développe une belle galerie de personnages en peu de temps, et parvient à inclure des éléments de comédie et de romance pour en faire une œuvre dense et qui reste en tête après lecture. Le récit a marqué de nombreux artistes, y compris un certain Kenta Shinohara qui, en 2016, exploitera le concept de base et plusieurs idées narratives de l'œuvre pour dessiner sa propre aventure de science-fiction : Astra - Lost in Space.
Grâce à ce succès, l'histoire "Nous sommes onze ! ~ Suite : Est et Ouest, un lointain horizon" fut publiée dès décembre 1976. Encore plus longue, elle permet de retrouver les deux personnages principaux, Tada et Flore, dont la visite à leur ami de la première histoire, le roi Baseska, les impliquera dans un conflit avec le monde jumeau de leur planète de destination. En reprenant son univers, Moto Hagio développe une intrigue presque indépendante, abordant de nouvelles thématiques et plantant des enjeux encore plus importants. Aucune redite, même si une continuité caractérise cette deuxième œuvre qui, pour être pleinement appréciée dans sa trame et son drame, nécessite la lecture du précédent. Avec ces conflits entre individus humains, certes de planètes différentes, on peut penser que le récit a été un pionnier dans la pop culture nippone, à une époque où Gundam n'était pas encore né, et que l'animation japonaise stagnait de son côté avec des œuvres de super-robot.
Lues ensemble, les deux histoires de "Nous sommes onze !" forment une fabuleuse épopée dans laquelle la mangaka a abordé des sujets forts tels que la guerre, l'humanité, la barrière des genres et la politique, en faisant preuve de beaucoup de nuance à chaque fois. Si certains personnages peuvent aujourd'hui sembler stéréotypés, difficile de ne pas croire que l'œuvre a contribué à forgé des caractères typiques de protagoniste, par exemple avec le.a impulsif.ve Flore qui, derrière son caractère, cache des sentiments sincères pour Tada. Et outre les thèmes d'une grande richesse et les nombreuses idées de SF qui s'emboitent avec une cohérence délicieuse, la patte graphique de Moto Hagio permet d'accentuer et parfaire les diverses ambiances, tandis que plusieurs idées de composition de planches n'ont rien à envier à Leiji Matsumoto ou Gô Nagai, deux grands représentants du manga de SF de l'époque. Avec ce constat, il semble évident que nous, lecteurs français, avons encore beaucoup à découvrir de l'histoire du 9e art japonais, et qu'on ne peut résumer la production aux grands noms qui ont monopolisé les librairies jusqu'alors, pour des raisons nombreuses.
Mais si "Nous sommes onze !" forge le cœur de l'ouvrage, deux autres histoires viennent le compléter. La première, "Un rêve ivre", récit de 1980, embrasse clairement l'intitulé du recueil. Rêve et réalité, ainsi que passé et futur, se confrontent dans une histoire d'amour dramatique particulièrement sublime par ses couleurs bichromiques qui apportent un cachet à cette romance de l'ordre du shônen-ai.
Enfin, "Le petit flutiste de la forêt blanche" conclut cette dense anthologie de Moto Hagio. Publié pour la première fois en 1971 (ce qui en fait l'histoire la plus ancienne de ce recueil), ce drame fantastique aborde une atmosphère plus champêtre, via une histoire d'amitié aux tons tragiques. Aujourd'hui, les ressorts utilisés sont si communs qu'on devinera assez rapidement l'issue de l'intrigue, ce qui n'empêche pas à celle-ci se nous toucher grâce à la délicatesse du trait de la mangaka. Après le diptyque "Nous sommes onze !", conclure sur ce court manga touchant et mélancolique permet de faire retomber la cadence et de se poser un moment avec les douceurs de Moto Hagio en guise d'épilogue.
Parcourir cette deuxième anthologie n'a rien d'anodin. Au-delà des histoires marquantes, c'est la profondeur des styles et des intrigues de la mangaka qui nous fascinent. Chacun de ces récits se renouvelle par rapport aux précédents, les complète parfois, tandis que leur ensemble façonne un aperçu riche des mangas de SF et de fantastique de l'autrice. Si on regarde la date de parution de cette réédition, on pourra s'amuser à croire que Glénat à préparer le terrain avant la sortie de "Barbara : l'entre-deux-mondes" chez Akata, un autre titre de Moto Hagio réputé comme l'une de ses pièces maîtresses qu'on a déjà hâte de découvrir.